L’ÉGLISE DE LYON depuis L’ÉVÊQUE POTHIN

jusqu’au

RÉFORMATEUR P. VIRET

(152 à 1563), précédée

D’UNE LETTRE DE M. ROSSEEUW SAINT-HILAIRE,

Professeur d’Histoire à la Sorbonne ;

par

Clément De FAYE,

Pasteur.

 

 

Éditeurs-Libraires : Meyruis (174, rue de Rivoli, Paris) et Grassart (3, rue de la paix, Paris) et Denis (12, rue Impériale, Lyon). 1859

 

Personne ne peut poser d’autre fondement que celui qui est posé, lequel est Jésus-Christ (1 Cor. 3:11)

 

Table des matières :

1      Lettre de M. Rosseeuw St-Hilaire, Professeur à la Sorbonne, à l’auteur.

2      Avant-propos

3      Première partie : L’Église à Lyon (150 à 1500)

3.1       Chapitre 1 : Domination Romaine

3.1.1        Fondation de Lyon — Destruction par le feu — L’évêque Pothin — Grand sacrifice païen — Mort de Pothin — Les premiers martyrs.

3.1.2        Un témoin oculaire.

3.1.3        Des causes qui ont porté Marc-Aurèle et les païens à persécuter les chrétiens.

3.1.4        Irénée — Sa Doctrine.

3.1.5        Sa Controverse

3.1.6        Son titre d’évêque.

3.1.7        L’évêque Zacharie — Cryptes — L’évêque Just

3.2       Chapitre 2 : Domination Bourguignone (415-554)

3.2.1        L’évêque Eucher — Recluseries — Caractère de l’époque — Le poète Sidoine — Jugement sur lui.

3.2.2        L’évêque Patiens — Temple splendide — Description — Gondebaud.

3.3       Chapitre 3 : Domination Mérovingienne (554 à 771)

3.3.1        L’Hôtel-Dieu — Les évêques Sacerdos et Nizier — Concile.

3.3.2        Les Sarrasins — Lyon à la fin au VIIIe siècle.

3.4       Domination Carlovingienne (771 à 900 environ)

3.4.1        Charlemagne — Son bibliothécaire Leidrade — L’archevêque Agobard et les fils rebelles de Louis-le-Débonnaire — L’archevêque Amolon et les miracles apocryphes.

3.4.2        Gothescale et la Prédestination

3.4.3        État religieux de Lyon au IXe siècle — Instruction — Superstitions des Tempestaires — Les bœufs — Miracles — Corruption du temps.

3.4.4        Souffrances des Juifs

3.5       Domination Impériale (952 à 1520)

3.5.1        Conrad-le-Salique fait don à l’Archevêque de la ville et du Comté de Lyon — Les Archevêques – Rois — Décadence du clergé comme puissance morale — Les archevêques Halinard et Humbert I

3.5.2        Anselme et l’Immaculée Conception — Opposition de Bernard

3.5.3        Fêtes religieuses — Celle des Merveilles — Procession à l’Île-Barbe

3.5.4        L’évangéliste Valdo — Son œuvre à Lyon et dans l’Europe

3.5.5        Opposition aux Évangélistes — Lutte — Proscription

3.5.6        Mœurs des Évangélistes Vaudois

3.5.7        Littérature religieuse et œuvre biblique des Vaudois

3.5.8        La Foi de Valdo — Les Cordeliers

3.5.9        Innocent IV et Frédéric II — L’Excommunication

3.5.10      Grégoire X et l’Église grecque.

3.5.11      La religieuse Marguerite — Les Augustins — Couronnement du pape Clément V

3.6       Domination royale (1312)

3.6.1        Philippe-le-Bel et l’Archevêque — La Sénéchaussée — Jean XXII — Les Indulgences et la mâchoire de S. Jean-Baptiste — Pétrarque — La Peste noire — Les Juifs soupçonnés — Un mort

3.6.2        Lyon comme ville au moyen-âge — Le privilège des nobles — Inspection de l’abbaye de l’Île-Barbe — L’impôt sur les Juifs

3.6.3        Vincent Ferrier — Les Foires de Lyon — L’Imprimerie — J. Gerson — François de Paule

4      Seconde partie : La Réforme à Lyon

4.1       Chapitre 1 : Origines de la Réforme

4.1.1        La Sécheresse — Sancta Maria — Ovation de l’Archevêque — Le Souper — Les Foires interdites — Sire Dieu, miséricorde !

4.1.2        Date de la Réforme à Lyon — L’inquisiteur Levin — Ordonnance de Francois ler contre les hérétiques

4.1.3        Marguerite de Valois — D’Arande — PapilIon — Verrier — Vaugris — Du Blet — Sebville

4.1.4        Un Concile provincial — Famine et Révolte

4.2       Chapitre 2 : Les Martyrs

4.2.1        B. Aneau — Son Assassinat — Pièces religieuses

4.2.2        F. Junius — Sa Conversion — Son Pastorat

4.2.3        Libertat (Fabri) — Étienne Dolet

4.2.4        Les Martyrs : Canus — Chappuis — Cornon — Berthelin.

4.2.5        Fournelet — Blondet — Monier

4.2.6        Séance consulaire — Ordonnance de Henri II

4.2.7        Les cinq étudiants — Chambon, Peloquin, etc.

4.2.8        Intercession de Berne en faveur des cinq étudiants — Le vin coule dans les rues

4.2.9        Ce qui explique le courage de ces martyrs

4.3       Chapitre 3

4.3.1        Industrie — Arts — Le Clergé — La religieuse Alis — Philippique de du Pinet

4.3.2        Prospérité des Réformés d’après Colonia — Dépêche du Gouverneur de Sault

4.3.3        Coup de main sur la ville Culte à la Guillotière —La Cène — La Procession — Les Morts

4.3.4        Compagnies levées — Prise de Lyon — La douce Entrée

4.3.5        Décret et la Prière

4.3.6        Baron des Adrets — Iconoclastes — Censure de Calvin

4.3.7        P. Viret et le Synode national

5      Appendice sur le synode constituant des églises réformées de France (1559)

6      Note supplémentaire

6.1       La réforme dans le Vivarais

6.2       Anémond de Coct et Guillaume Farel

6.3       François Lambert d’Avignon

6.4       Les Massacres en Provence, etc.

 

 

 

1         Lettre de M. Rosseeuw St-Hilaire, Professeur à la Sorbonne, à l’auteur.

Paris, 15 Août 1859.

 

MON CHER AMI,

Vous voulez bien me consulter sur cette grave question, l’importance pour un pasteur de ne pas consumer toutes ses forces dans la vie pratique, mais de se réserver quelques heures pour les consacrer à l’histoire. Vous me demandez si, « appelé à voir les choses du point de vue d’en haut, le pasteur n’est pas aussi appelé souvent à apprendre aux hommes, l’histoire à la main, que Dieu règne ici-bas : s’il n’est pas admirablement placé pour cela, et si sa foi individuelle ne gagnerait pas énormément à de telles études ?

Accablé en ce moment de devoirs et de travaux de toute sorte, il m’est impossible de traiter en quelques lignes ce vaste sujet. Voici pourtant ma pensée, jetée bien à la hâte, sur la limite si délicate des devoirs et des droits du pasteur chrétien.

Le premier de ses devoirs, je ne vous apprends rien en vous disant ceci, c’est de se donner tout entier à Dieu et à son troupeau, ce qui est une seule et même chose. Ce qui le réclame avant tout, ce qui pèse sur lui plus que toute autre obligation, c’est la cure d’âmes ; c’est cette auguste et redoutable mission qui lui a été confiée par le Seigneur, et qui me remplit de respect et de crainte chaque fois que je viens à y songer, même comme ancien d’Église. Car un compte bien sévère nous sera demandé à nous qui, sous quelque titre que ce soit, sommes appelés à porter ce fardeau si lourd pour de pauvres pécheurs.

Mais pour mieux remplir ses devoirs envers son troupeau, le pasteur doit aussi remplir ses devoirs envers lui-même. Pour distribuer aux autres la manne céleste, il doit d’abord s’en nourrir, renouveler sans cesse le trésor qu’il dépense, et se baisser, comme les Juifs, pour le ramasser. Il doit donc à lui-même, comme à son troupeau, de ne pas se dépenser tout entier dans son activité extérieure, quelque bénie qu’elle puisse être, et de se réserver, comme un droit et un devoir à la fois, des heures qu’il mette à part pour la méditation, la prière, l’étude assidue de la Parole, en un mot, la vie intérieure, sans laquelle toute son activité deviendra nécessairement stérile. Voilà, suivant moi, les premiers devoirs du pasteur, ceux auxquels tous les autres doivent être sacrifiés, je le dis sans hésiter.

Que si, après cela, il lui reste encore, de temps en temps, quelques heures pour l’étude, alors, certes, je ne connais pas, pour un cœur et un esprit bien faits, d’occupation plus haute, de vocation intellectuelle plus sainte et plus féconde que de « chercher Dieu dans l’histoire ». Il y a là pour l’âme une saine et forte nourriture, que le pasteur peut mêler sans danger à la manne céleste, dont il doit plus habituellement se nourrir. Son esprit y gagnera certainement en trempe et en vigueur ; ses sermons se ressentiront de cette atmosphère élevée et pure, de cet air vivifiant des hautes cimes, où nous tient la lecture de l’histoire, étudiée au point de vue chrétien. Voilà pour la lecture ; car à Dieu ne plaise que j’interdise au pasteur de lire autre chose que la Bible. Si l’histoire n’est pas la Parole même de Dieu, elle est le théâtre de sa Providence visible. Nous y pouvons « chercher le Seigneur, et comme le toucher de la main », ainsi que S. Paul disait aux Athéniens ; et, si nous y apprenons les voies de Dieu, nous y trouvons aussi les voies de l’homme, et nous voyons où elles le conduisent.

Mais si le pasteur peut et doit lire l’histoire, a-t-il aussi le droit de l’écrire ? Ici encore, je n’hésite pas : il n’y a qu’un seul champ historique où il puisse s’aventurer, c’est l’histoire de l’Église. Tout autre lui est interdit, selon moi, comme le détournant de ce qui doit être sa constante préoccupation ici-bas, le règne de Dieu parmi les siens, c’est-à-dire dans son Église. Mais ici, en revanche, le pasteur est dans son domaine, sur un sol qui lui appartient, et nul n’a le droit de le lui contester. L’histoire de l’Église primitive avant tout, puis celle de la Réformation qui est comme sa seconde naissance : voilà les sujets d’études et de travaux auxquels il doit sans cesse revenir, et dont il ne peut pas s’écarter. J’y mets pourtant une condition, et vous la connaissez d’avance, cher ami, c’est que ces études si douces et si chères ne le détournent pas de devoirs plus sacrés, qu’elles ne lui prennent pas le temps que sa « cure d’âmes » réclame impérieusement de lui ; car ce sera toujours là le premier et le plus saint de tous ses devoirs.

Maintenant, cher ami, je reviens à vous et à l’Église de Lyon. Vous avez esquissé, me dites-vous, un petit volume, puisé aux sources, sur l’histoire de cette Église, depuis l’évêque Pothin jusqu’au réformateur Viret, de l’an 152 à 1563. Je ne peux que m’en réjouir et vous en féliciter. Vous savez quels liens étroits d’affection m’unissent à cette chère Église de Lyon, où j’ai été amené à la foi, et où je compte tant d’amis. Et puis, un intérêt tout particulier, dans les annales du règne de Dieu, s’attache à cette vénérable mère des églises de la Gaule, la première en date, si je ne me trompe, la première qui ait été trempée au double baptême de la persécution et de la foi. J’aime aussi cette population naïve et douce, avec le vif instinct de croyance qui la distingue à toutes les époques de son histoire ; instinct que des calculs habiles ont su et savent encore égarer, mais qui la conduit si sûrement à la vérité quand on la lui montre, et à l’Évangile’ qu’elle aimera toujours, pour peu qu’elle le connaisse. Oui, j’honore et j’aime l’Église de Lyon, car elle a enfanté Pierre Valdo et les pauvres de Lyon. C’est dans son sein qu’est éclos le premier germe de ces églises vaudoises, trait-d’union de l’église apostolique avec celle de la Réforme, vivace et forte plante que le fer ni le feu n’ont pu détruire. Courage donc, cher ami, que le Seigneur bénisse votre entreprise, et conduise à son but votre petit livre. Raconter les humbles et douloureuses origines de votre Église de Lyon ; raconter ses souffrances, n’est- ce pas aussi raconter ses gloires ? et en est-il de plus belles, dans le règne de Dieu, que de pouvoir dire avec S. Pierre que nous avons un peu souffert pour Lui ?

Agréez l’assurance de mon affection en Christ.

ROSSEEUW St-HILAIRE.

 

2         Avant-propos

Étranger et pasteur de l’Église Évangélique, je sens très-bien que je me place sur un terrain glissant en traitant de l’histoire de l’Église à Lyon. Mais je crois, qu’à part certaines préventions, certaines jalousies peut-être, il existe dans cette grande cité un public sérieux, impartial, auprès duquel la vérité est toujours la bienvenue, qu’elle vienne du Nord ou du Sud. Je crois aussi, à part l’homme, qu’un descendant de ces généreux français que la Révocation de l’Édit de Nantes chassa dans l’exil, qu’un arrière-petit-fils de martyr (comme j’ai de fortes raisons de le croire et de m’en réjouir, tout en m’humiliant devant Dieu), peut bien, après trois siècles, retracer avec calme, dans la sérénité de sa foi, et l’histoire à la main, quelques unes des glorieuses souffrances de ses pères.

Qu’importe donc que des vaisseaux, grands ou petits, qui voguent sur l’Océan, portent à leur mât un pavillon qui ne soit pas celui de la cité où vous êtes né ? La boussole est la même pour tous les mariniers ; et quand, après tout, on n’est les uns et les autres que des passagers sur l’Océan de ce monde, n’a-t-on pas le droit de prendre le porte-voix et de jeter quelques paroles, en présence de l’immensité, aux bâtiments qui passent ?...

La boussole, c’est l’Évangile, cette étoile polaire de la Vérité dans notre nuit ici-bas, et j’ai désiré diriger ma nacelle à sa brillante lumière.

J’ajoute que, quant à mes guides terrestres, j’en ai eu, entre plusieurs, deux excellents, MM. Péricaud et Montfalcon, dont l’un, par ses consciencieuses Notes, et l’autre, par sa savante Histoire de Lyon, ont dirigé ma course à travers bien des écueils. Je leur offre ici l’hommage de ma vive gratitude.

Enfin, la critique, dont je réclame les justes arrêts, voudra pourtant user d’indulgence envers moi, qui suis plus habitué à manier la parole que la plume, deux armes bien différentes, et qui, de plus, ai dû tracer moi-même ma carte routière, n’ayant pas trouvé de devanciers dans l’étude toute spéciale que j’ai faite de l’Église de Lyon.

Voilà donc mon petit livre. J’ai voulu raconter les faits d’après les faits. Si des incorrections se sont glissées sous ma plume, j’espère qu’on me les indiquera, et j’y ferai aussitôt justice. Non enim possumus aliquid adversus veritatem sed pro veritate (2 Cor. 13:8).

1 Octobre 1859.

 

3         Première partie : L’Église à Lyon (150 à 1500)

Per ardua.

3.1       Chapitre 1 : Domination Romaine

3.1.1        Fondation de Lyon — Destruction par le feu — L’évêque Pothin — Grand sacrifice païen — Mort de Pothin — Les premiers martyrs.

Presque tous les historiens placent vers l’an 41, avant J.-C., la fondation de Lyon, par L.-M. Plancus, consul romain, dans les Gaules, à la mort de Jules César. Plancus y établit les habitants de Vienne, chassés de leur propre territoire par les Allobroges. — Mais est-il bien probable que les anciens Celtes ou Gaulois aient méconnu ce qu’un emplacement, comme celui de Lyon, pouvait leur offrir d’avantages ? Le nom celtique de Lugdunum ferait aussi croire à l’existence d’une ville, avant l’arrivée de Plancus.— Quoi qu’il en soit, environ trente ans après l’établissement des exilés Viennois, Plancus conduisit une colonie romaine dans sa ville, puis l’empereur Auguste y établit sa résidence et transforma l’endroit.

On lui bâtit un temple, au confluent du Rhône et de la Saône. On le plaça au rang des dieux, et Lyon devint bientôt une des villes les plus peuplées des Gaules après Narbonne. On y battit monnaie, et l’on assure que le sol fournissait le métal, soit or, soit argent (*).

 

(*) Le Musée de Londres possède une petite monnaie en argent portant un lion avec LVG.

 

L’empereur Claude, qui naquit à Lyon, lui conféra les droits d’une colonie romaine, c’est-à-dire, qu’il lui donna une organisation et des lois semblables à celles de Rome. — Il fit un discours qui fut gravé sur deux tables de bronze (*).

 

(*) Découvertes dans une vigne, près de la côte St-Sébastien (1529). Ces tables sont déposées au Musée.

 

L’an 39, après J.-C., Hérode Antipas, accusé d’avoir conspiré contre l’empereur Caligula, fut exilé à Lyon. Plus tard, à l’approche de Caligula, il s’enfuit en Espagne, et, selon quelques historiens, revint, avec Hérodiade, sa femme, mourir à Lyon.

Caligula institua des jeux dignes de lui. C’étaient des tournois littéraires, des combats d’éloquence grecque ou latine suivis d’un terrible jugement pour le vaincu. — Obligé de couronner le vainqueur, de chanter ses louanges, l’infortuné devait encore effacer ses propres compositions avec sa langue, sous peine de recevoir la férule ou d’être précipité dans le Rhône (*).

 

(*) Péricaud, Notes et Documents, page 6.

 

Vers l’an 59, la cité devint la proie des flammes, et fut détruite en une nuit. Néron envoya, selon Juste Lipse, un million cinquante mille livres pour la reconstruire.

Près d’un siècle après, on bâtit le Forum de Trajan ( Forum vetus, d’où Fourvières ?) et un temple à Antonin, en reconnaissance des bienfaits accordés par cet empereur.

Quelques inscriptions, qui se trouvent encore dans l’église de Saint-Jean, feraient croire que, des débris du temple païen, on construisit le temple chrétien.

Mais, ce qui vaut mieux que ces dépouilles, c’est l’arrivée, l’an 152, d’un disciple de Polycarpe, grec d’origine, et que l’évêque de Smyrne envoyait à Lyon, sur les instances des chrétiens de cette ville.

« Lyon eut ainsi l’honneur, observe A. Thierry, de donner, non seulement à la Gaule, mais à tout l’Occident barbare, ses premières églises.

Quelque chose de merveilleux semble même s’attacher aux circonstances de cette fondation, opérée sans le concours de Rome. La croix arrivait aux nations transalpines, à travers les flots, des mêmes lieux qui leur avaient envoyé, huit siècles auparavant, les premiers rudiments de la civilisation païenne sur des vaisseaux émigrés de la Phocée » (*).

 

(*) Histoire de la Gaule, II, 175, cité par Péricaud.

 

Polycarpe s’était lui-même rendu à Rome, auprès de l’évêque Anicet, pour obtenir un missionnaire pour les Gaules, et Pothin fut désigné.

La langue grecque était, à cette époque, fort répandue dans les provinces romaines et surtout à Lyon, par le commerce qu’il faisait avec Marseille, colonie grecque, et jusqu’au VIième siècle, la langue des Hellènes fut parlée à Arles.

Pothin pouvait donc se servir de sa propre langue dans les instructions qu’il donnait, comme dans les affaires ecclésiastiques.

De Saint Georges, archevêque de Lyon, croit que Pothin est le premier fondateur des églises dans les Gaules. C’est que, d’abord, la persécution (dont nous allons parler), sous Marc-Aurèle, n’ayant fait des martyrs qu’à Lyon et à Vienne, on peut en conclure qu’il n’y avait point de chrétiens dans les autres villes : c’est, qu’ensuite, Lyon et Vienne sont les seules églises dont l’origine soit illustre et certaine dans les Gaules (*).

 

(*) Journal des Savants, année 1700, p. 300.

 

Huit ans après son arrivée, Pothin dut être témoin d’un grand sacrifice païen à la mère des dieux, pour la santé de l’empereur, Antonin-le-Pieux, et pour la prospérité de la colonie (*).

 

(*) L’autel en pierre qui servit au sacrifice du taureau (taurator) est au Musée de Lyon. Il fut découvert, en 1704, sur la colline de Fourvières. (Péricaud, Notes, p. 9.)

 

C’était préluder à la persécution. — En effet, on commença par calomnier les chrétiens, on les accusa de toutes sortes d’infamies, on les chassa des bains publics, on les jeta dans les prisons, et alors la persécution éclata dans toute sa violence (L’an 177).

Marc-Aurèle se laissa, sans doute, entraîner par la fureur populaire, et l’évêque Pothin, plus que nonagénaire, dut s’enfuir dans une petite île, formée par le confluent des deux fleuves. Dès qu’il en sort, on l’entraîne au tribunal ; les magistrats et la foule suivent ; on frappe le vieillard, puis on le jette dans un cachot, où il expire deux jours après.

Quarante-sept citoyens sont mis à mort ; entre autres, Attale, de Pergame, des femmes, des jeunes gens, une pauvre veuve, dont la cabane avait servi d’asile aux persécutés et une esclave, nommée Blandine.

On les torture, on les disloque en leur serrant les pieds dans des ceps, et l’on pousse la barbarie jusqu’à appliquer aux parties du corps les plus sensibles des plaques d’airain rougies au feu. Attale fut mis sur une chaise de fer brûlante. Blandine fut flagellée, enveloppée d’un filet et jetée à un taureau. Un enfant, de quinze ans, périt, à côté d’elle, dans d’atroces souffrances (*).

 

(*) Amédée Thierry, Histoire de la Gaule, II, p. 175, et Montfalcon, Histoire de Lyon, 1, 174.

 

3.1.2        Un témoin oculaire.

Voici ce qu’il écrit aux églises de l’Asie (*) :

« Le bienheureux Pothin, évêque de Lyon, âgé de plus de quatre-vingt-dix ans, dont le corps était si faible, qu’à peine pouvait-il respirer, mais dont l’âme était soutenue par un désir ardent de martyre, fut traîné devant ses juges. Son corps, comme nous venons de le dire, était accablé sous le poids des années et des maladies, mais son âme conservait une vigueur merveilleuse, parce qu’elle était destinée à faire triompher Jésus-Christ. Quand les soldats l’eurent mené au tribunal, que les juges y furent arrivés et que les peuples eurent élevé leurs voix contre lui, il fit une généreuse profession de foi. Le gouverneur lui ayant demandé, qui était le Dieu des chrétiens, il répondit : Vous le saurez si vous méritez de le savoir.

Il fut à l’heure même traîné et battu avec outrage. Les plus rapprochés lui donnèrent des coups de pied et de poing, sans avoir aucun respect pour son âge. Les plus éloignés lui jetèrent tout ce qu’ils trouvèrent sous la main. Enfin, il n’y eut personne qui n’appréhendât d’être coupable, s’il manquait de le maltraiter. On le porta demi-mort dans la prison, où il expira deux jours après.

On vit alors une merveilleuse conduite de Dieu et un effet fort extraordinaire et fort rare de son infinie miséricorde : ceux qui avaient renoncé à la foi furent enfermés dans les prisons, aussi bien que ceux qui l’avaient confessée. Ces derniers furent arrêtés, en qualité de chrétiens, sans qu’on les accusât d’aucun crime. Les premiers, bien loin de tirer aucun fruit de leur apostasie, furent arrêtés comme des criminels et des homicides, et tourmentés plus cruellement que les autres. Ceux-là étaient consolés par la charité de Dieu, par la joie de leur confession, par l’espérance des récompenses éternelles ; au lieu que ceux-ci étaient affligés par les reproches de leur conscience. Il n’y avait rien de si aisé que de les remarquer, quand ils passaient, car les uns avaient la joie peinte sur le visage, et cette joie procédait de la gloire que leur confession leur avait acquise.

Les autres, au contraire, étaient mornes, tristes et abattus. Ils étaient, outre cela, méprisés comme des lâches, qui avaient renoncé à la qualité glorieuse de chrétien.

La rage du gouverneur, des soldats et du peuple se déchargea, avec le dernier excès, sur Sanctus, diacre, natif de Vienne ; sur Maturus, qui, bien qu’il ne fût que néophite, ne laissa pas que de combattre vaillamment pour la défense de la foi : sur Attalus, natif de Pergame, et sur Blandine, en la personne de qui le Sauveur fit voir, que ce qu’il y a de plus bas et de plus misérable aux yeux des hommes, est sublime et excellent devant lui, par la charité qui donne des preuves de sa puissance.

Car, tandis que nous tremblions tous de peur, et que sa maîtresse, selon le monde, qui était au nombre des saints martyrs et qui combattait généreusement avec eux pour la défense de la foi, redoutait, à cause de la délicatesse de son corps, qu’elle n’eût pas la force de soutenir constamment qu’elle était chrétienne, Blandine fut remplie d’un courage si puissant, que les bourreaux, après s’être succédé tour à tour, depuis le matin jusqu’au soir, pour la tourmenter, furent contraints d’avouer qu’ils étaient vaincus et qu’ils ne pouvaient plus rien lui faire.

Ils s’étonnaient de ce qu’elle respirait encore, bien que son corps fût déchiré et percé de toutes parts, et protestaient que, sans employer autant de tourments différents qu’elle en avait souffert, un des moindres était suffisant pour la faire mourir.

Cette bienheureuse fille reprenait de nouvelles forces toutes les fois qu’elle renouvelait la profession de sa foi, et trouvait du soulagement et du repos à répéter : Je suis chrétienne ; on ne fait point de mal parmi nous.

Sanctus supporta aussi tous les tourments avec une constance surhumaine, et, lorsqu’au milieu des plus cruels supplices, les impies l’interrogeaient, dans l’espérance de tirer par la violence de la douleur quelque parole indigne de lui, au lieu de répondre à leurs diverses demandes, il ne leur disait que ces seules paroles : Je suis chrétien.

Dans leur fureur, ses juges et ses bourreaux lui appliquèrent des lames ardentes aux parties les plus délicates et les plus sensibles. Ces parties en furent brûlées. Son corps était tout couvert des marques des tourments qu’il avait soufferts, ce n’était que plaies et contusions. Il n’y avait plus de forme humaine.

Quelques jours après avoir enduré les premiers tourments, Maturus, Sanctus, Blandine et Attalus furent menés à l’amphithéâtre, pour y être exposés aux bêtes en un jour qui avait été choisi exprès pour eux.

Maturus et Sanctus passèrent par toutes sortes de tourments, comme s’ils n’eussent rien souffert auparavant, ou plutôt, comme des vainqueurs qui avaient déjà défait l’ennemi.

Ils combattirent pour remporter la couronne ; ils furent, battus à coups de fouet ; ils furent déchirés par les bêtes et endurèrent tous les supplices qu’il plut au peuple de demander, dans sa fureur, qu’on exerçât sur eux.

Enfin, ils furent assis sur une chaise de fer et brûlés vifs, et ils sentirent une odeur insupportable qui sortait de leurs membres consumés.

Mais tous ces supplices n’étaient pas capables d’apaiser le peuple. Sa rage n’était point satisfaite, à moins qu’elle n’abattît leur constance. Ils ne purent néanmoins tirer de la bouche de Sanctus d’autre parole, que cette parole ordinaire par laquelle il confessait continuellement qu’il était chrétien.

Enfin, comme ils respiraient encore, après un long combat, ils furent tués et servirent ce jour-là de spectacle au monde, au lieu des spectacles ordinaires de l’amphithéâtre ». (Les grands hommes de l’Église, p. 43. Paris, 1859).

Des chrétiens, fuyant la persécution de Marc-Aurèle, s’étaient réfugiés dans une petite île, plus tard, l’île Barbe, (Insula Barbara, à cause de son aspect sauvage, un peu au-dessus de Lyon, sur la Saône,) et y bâtirent un oratoire. Des ermites, entre autres, Dorothée, fondèrent bientôt une église qui devait devenir un jour la fameuse abbaye de l’Île-Barbe.

 

(*) Lettre des chrétiens de Vienne et de Lyon à leurs frères d’Asie. (Eusebii Pamphili Eccles. Historiæ, lib. V, p. 305).

 

3.1.3        Des causes qui ont porté Marc-Aurèle et les païens à persécuter les chrétiens.

Deux questions se posent, en présence de ces horribles persécutions. L’une se rapporte à Marc-Aurèle, l’autre aux païens.

On se demande, comment un philosophe, comme Marc-Aurèle, persécutait les chrétiens, tandis qu’un monstre, comme l’empereur Commode, les laissait vivre ?

Les écrits de Marc-Aurèle, en effet, montrent en lui un homme plein de défiance de lui-même et de bienveillance envers les autres ; un homme qui croyait à la spiritualité de l’âme et à la présence de la divinité. « Je n’ai jamais vu mon âme, dit-il, et pourtant je la respecte ; de même, j’en viens à combattre l’existence des dieux, apercevant sans cesse les effets de leur puissance ; à cause de cela, je les révère » (L. XII, c. 28).

Il disait encore ces paroles, dignes d’un chrétien :

Quand tu vois les autres pécher, pense que tu pèches aussi de bien des manières et que tu es comme eux : et, quoique tu t’abstiennes de bien des actes coupables, cependant tu portes en toi l’inclination à les commettre ; tu peux être empêché de te livrer au mal par crainte, par vanité ou par quelque autre motif » (L. I, c. 17).

Comment un tel homme a-t-il pu sévir, avec tant de violence, contre les chrétiens de Lyon ? J’observe, qu’avec sa froide philosophie, cet empereur ne devait voir, dans les disciples du Crucifié, que des fanatiques, des hommes qui allaient mettre l’État à feu, et dont il fallait se défaire à tout prix. Pline, Trajan, et tant d’autres depuis, ont-ils mieux compris les élans de l’âme chrétienne, la vie intérieure, la puissance de l’Esprit ?

Quant aux causes qui enflammèrent les païens contre les chrétiens, elles s’expliquent par la nature même du christianisme. N’était-il pas une puissance hostile, envahissante, venue pour « mettre l’épée » à toute racine d’iniquité, à toute manifestation du mal ? Les dieux des païens, le chrétien les considérait donc comme autant de démons, et, comme ces démons avaient tout envahi, tout souillé, jusqu’aux usages les plus ordinaires de la vie domestique, il fallait rompre avec les païens, à tous les degrés de la vie sociale. « Quel accord y a-t-il de Christ avec Bélial ? ou quelle part a le fidèle avec l’infidèle ?» De plus, si les dieux étaient des démons, les empereurs, par contre, étaient des dieux ; on illuminait leurs temples, on leur rendait des hommages divins. Ils étaient, dit Tertullien, « la lumière du monde, l’arbre toujours vert de l’humanité ». Tu lumen es mundi, et arbor virens semper. Le chrétien pouvait-il offrir un tel culte à César, quelque désireux qu’il fût de lui obéir dans toutes les choses que l’Évangile sanctionne ? Inde irœ.

Enfin, surpris de ce qui se passait sous ses yeux, le païen pouvait se demander : si le christianisme est de Dieu, pourquoi ce dieu laisse-t-il les siens opprimés, pauvres, impuissants ? et le scandale de la croix lui paraissait aussi absurde que l’idée d’une religion universelle ». (*)

 

(*) Gieseler’s Ecclesiast. History, I, 126. — Neander’s Church History I, 117.

 

3.1.4        Irénée — Sa Doctrine.

« Je ne vous laisserai point ». Cette promesse du Sauveur, à ceux qui lui sont fidèles, ne s’est jamais mieux réalisée que par la présence, à Lyon, de l’Ancien Irénée, après la mort de Pothin.

Polycarpe avait donné à celui-ci un collègue pieux et instruit, une des lumières de l’église d’Asie.

En effet, Irénée, s’étant toujours montré (comme son nom grec l’indique) un homme de paix, avait été député à Rome, quelque temps avant la persécution, auprès de l’évêque Eleuthère, pour travailler à ramener l’union des Églises que troublait Montanus. Celui-ci vivait dans un village, sur les confins de la Phrygie et de la Mysie. Tout pénétré de l’esprit de cette race qui avait célébré les mystères de Cybèle et les orgies de Bacchus, Montanus, dans son langage mystique, se disait l’envoyé de Dieu. Il prédisait des persécutions pour les croyants et dénonçait les persécuteurs au tribunal de Dieu. Enfin, inspiré d’en haut, il venait élever l’Église à la perfection.

On comprend dans quelles alarmes de telles prétentions devaient jeter les fidèles d’Asie et ceux de Lyon, au sein desquels se trouvait un assez bon nombre d’Asiatiques. L’Église, à Lyon, écrivit donc à Eleuthère une lettre, qui est perdue, mais dont Eusèbe parle comme orthodoxe, ce qui signifie, dans le langage d’un adversaire du Montanisme, défavorable à cette cause.

Ce fut probablement pendant son séjour à Rome, qu’éclata la persécution de Marc-Aurèle et qu’Irénée fut appelé au poste périlleux de Pothin. Clarté, profondeur, simplicité, pénétration, piété ardente, Irénée possédait tous ces dons ; il était bien qualifié pour « relever les mains affaiblies et soutenir les genoux qui étaient déjoints ».

Qu’on se figure donc un disciple de ce vénérable Polycarpe, disciple lui-même de l’apôtre Jean, qu’il avait peut-être vu mourir, dix ans auparavant (167), disant à ses frères de Lyon : « Je peux décrire le lieu où le bienheureux Polycarpe discourait, selon son habitude ; comme il venait et s’en allait, son genre de vie, son apparence. Je puis rapporter les discours qu’il faisait à son troupeau, le récit des entretiens qu’il eut avec Jean et avec les autres qui avaient vu le Seigneur, ce que ceux-ci lui répétaient de sa vie, de ses miracles et de sa doctrine. Ayant entendu tout cela, de la bouche même des témoins oculaires de sa vie, ce qu’il disait était d’accord avec l’Écriture. Toutes ces choses, Dieu m’a fait la grâce de les écouter avec avidité, et je les ai écrites, non sur du papier, mais dans mon cœur et, par la bonté divine, je les rappelle continuellement à ma mémoire » (*).

 

(*) Neander’s Ch. Hist.II, 466..

 

Et alors, avec quelle onction, avec quelle profonde conviction Irénée devait-il affirmer que cette Parole « s’est faite chair et qu’elle a habité au milieu de nous, pleine de grâce et de vérité ! »

La doctrine d’Irénée est saine, du moins dans les points importants du salut, car déjà le pur froment de l’Évangile, en passant sous la meule, avait été mêlé de quelques grains de sable. Ainsi, grâce à cette déplorable confusion, contre laquelle Jésus-Christ s’élevait si énergiquement, de la foi intérieure et du signe purement visible, Irénée, à son tour, confond le baptême avec la régénération. Une puissance divine est communiquée à l’eau et une union sensible s’opère avec Christ pour le salut de l’homme.

Comme le grain sec, dit Irénée, ne peut pas devenir pâte ni pain, s’il n’est mouillé, de même, nous ne pouvons pas devenir un en Christ, sans l’eau qui vient du ciel : et, comme la terre sèche ne peut pas produire du fruit, sans la pluie, de même nous, qui ne sommes, d’abord, qu’un bois sec, ne pouvons jamais produire de fruits, sans l’eau qui est librement répandue d’en haut ; car, nos corps, par le baptême, mais nos âmes, par l’Esprit, ont obtenu cette communion avec l’essence divine » (L. III, c. 17).

La Cène fut défigurée de la même manière. « C’est le moyen de nous unir spirituellement et corporellement à Christ. Comme la parole de Christ se fit chair, de même cette chair, par la consécration des espèces, s’unit au pain et au vin, et ainsi s’incorpore en ceux qui communient ; ils reçoivent donc en eux le principe d’une vie impérissable » (Neander’s Ch. Hist. II, 425).

La notion de l’Église laisse aussi beaucoup à désirer ; l’erreur marche à côté de la vérité. — Là où est l’Église, dit Irénée, là est aussi l’Esprit de Dieu, et là où est l’Esprit, là se trouve l’Église » (L. III, c. 24, § 1) ; définition, qui a donné naissance à deux Églises, à l’Église de Rome et à celle de la Réforme. Celui qui ne se réfugie point dans l’Église, continue Irénée, ne peut avoir part à l’Esprit. Ce n’est qu’aux mamelles de l’Église que l’on peut sucer la vie ». Sans doute que la sainte jalousie d’Irénée, (pour conserver l’unité dans l’Église), ainsi que la vie mondaine des adversaires qui rompaient avec elle, expliquent, jusqu’à un certain point, la pensée ou plutôt l’erreur de ce grand saint, mais, il n’en est pas moins vrai que l’Église visible, l’Église des professants, l’Église faillible est nettement confondue avec celle des parfaits, avec cette divine Épouse, « toute glorieuse au dedans, qui n’a ni tache, ni ride, ni autre chose semblable » ; aussi la conséquence logique et qu’une triste expérience a depuis confirmée, sera bientôt que, quiconque se détache de l’Église terrestre, quelle que soit la corruption de celle-ci, est schismatique, etc., etc. La brèche faite, toute l’armée ennemie devait envahir la place.

Mais, nous l’avons dit, Irénée conservait, dans leur pureté, les grands principes apostoliques. « Les attributs sous lesquels nous concevons Dieu, dit-il, ne sont que des images que l’amour conçoit et auxquelles le sentiment ajoute quelque chose d’autre, bien plus grand encore que quoi que ce soit qui se trouve dans ces images, considérées en elles-mêmes » (*).

 

(*) Dicitur quidem secundum hœc per dilectionem, sentitur supra hœc, secundum magnitudinem. L. II, c. 13, § 4.

 

Écoutons encore la distinction que l’évêque de Lyon établit entre l’obéissance cordiale, celle que produit la foi, et l’obéissance intéressée, chagrine et qui se traîne sous la Loi : « La Loi, qui fut donnée à des esclaves, disciplina l’âme par des signes extérieurs et sensibles, la traînant, pour ainsi dire, avec des chaînes à l’obéissance de ses commandements : mais la Parole, qui nous rend libres, fit pénétrer en nous une purification volontaire de l’âme et, partant, du corps. Cela fait, les liens de l’esclavage auxquels l’homme s’était endurci, doivent certainement être enlevés et l’homme doit suivre Dieu sans chaînes. Les exigences de la liberté doivent donc s’étendre d’autant plus loin, et l’obéissance au Roi doit être d’autant plus grande, que nous sommes libres maintenant et personne ne doit rebrousser chemin, se montrant indigne de son Libérateur ; car il ne nous a point délivrés pour que nous puissions le quitter. —Quiconque abandonne la source de toute grâce, qui est avec le Seigneur, ne peut, par lui-même, trouver la nourriture du salut ; mais Christ nous a rendus libres pour que nous l’aimions, en proportion des biens que nous avons reçus de Lui » (L. IV, c. 13, 14).

Voyons, enfin, la doctrine d’Irénée sur la Rédemption. Néander, après avoir établi que l’image originale de l’humanité apparaît à Irénée, comme une vie parfaitement sainte, à laquelle se communique un élément divin qui devrait la sanctifier à tous les degrés de son développement, résume ainsi les doctrines de l’évêque : « La Parole seule du Père pouvait nous révéler le Père et nous ne pouvions rien apprendre, à moins que cette Parole ne nous apparût et ne nous enseignât elle-même. L’homme doit recevoir Dieu en lui-même, et Dieu doit demeurer dans l’humanité. —Le médiateur entre Dieu et l’homme doit de nouveau rétablir l’union entre eux. Il doit traverser tous les âges, afin de les sanctifier tous, et afin de restaurer en l’homme l’image parfaite de Dieu, qui est une parfaite sainteté. Dans une nature humaine, semblable à celle qu’accablait le péché, il a condamné le péché, puis, comme une chose condamnée, il l’a exilé loin de la nature humaine (Rom. 8:3) ; mais Dieu exigea de l’homme qu’il devînt semblable à lui. Les hommes étaient les prisonniers du Malin, de Satan ; Christ s’est donné en rançon pour les prisonniers. Le péché a régné sur nous, qui appartenons à Dieu ; Dieu nous a délivrés, non par force, mais par la voie de la justice, en tant qu’il a racheté ceux qui lui appartenaient. Si Christ n’avait point, comme homme, vaincu l’adversaire de l’homme ; si l’ennemi n’avait pas été vaincu, par la voie de la justice : d’autre part, si Christ, comme Dieu, n’avait pas accordé le don du salut, nous ne posséderions pas ce don d’une manière assurée. Et si l’homme ne devenait pas uni à Dieu, il ne pourrait avoir part à une vie impérissable. C’est par l’obéissance d’un seul que plusieurs doivent devenir justes, et obtenir le salut ; car la vie éternelle, c’est le fruit de la justice. Ce qu’implique cette déclaration, que l’homme est créé à l’image de Dieu, n’avait pas encore paru dans toute sa clarté, car la Parole était encore invisible. De là vient que l’homme perdit bientôt sa ressemblance avec Dieu. Mais, quand la Parole devint chair, Christ mit son sceau aux deux images. Il révéla véritablement l’image de Dieu, en devenant lui-même ce qui composait cette image ; et il montra incontestablement la ressemblance de l’homme avec Dieu, eu faisant l’homme à l’image de Dieu, qui est invisible » (Irénée, 1. III, c.20. — Neander’s Ch. Hist. II, 417).

 

3.1.5        Sa Controverse

Il n’entre pas dans notre plan d’exposer les controverses d’Irénée avec les hérétiques. Disons pourtant quelques mots de ces Gnostiques, les ennemis les plus dangereux de l’Église naissante, puisque leur triomphe eût été l’entière destruction de la vie dans l’Église.

La Gnose (connaissance), par opposition à la foi, prétendait sonder les mystères divins. D’origine juive et païenne, et vivant en Asie-Mineure, les Gnostiques se livraient à toutes sortes de spéculations sur le monde des esprits. Nous en retrouvons les germes dans l’Église de Colosses. (Col. 8:18. Voy. aussi Actes 20:29, 1 Jean 2:18, 1 Tim. 1:4 ; Tite 3:9) Dans d’autres Églises apostoliques, celles de Pergame, d’Éphèse et de Thyatire, quelques- uns, méconnaissant l’élément moral et sanctifiant de la foi, « tournaient la grâce en dissolution ». C’était la ruine complète de l’homme. Le Gnosticisme fit naufrage quant à Dieu : voulant expliquer l’inexplicable problème de l’origine du bien et du mal, il supposa un Être divin, parfait, mais caché, dont la substance se manifeste par des Eons (esprits) : du mélange de ceux-ci avec la matière, naquirent le monde et le mal. Le Dieu de la création est donc un Esprit inférieur, borné, un Démiurge qui imprégna la matière des principes divins, reçus du Dieu suprême. Le démiurge se choisit, pour peuple, les Juifs, mais il livra les païens à la puissance des démons. Le salut est venu par un Esprit supérieur, émanation divine. Aussi son corps ne fut qu’apparent et il sauva le monde par la manifestation du Dieu caché (Pour plus de détails, voyez Les grands Hommes de l’Église, p. 25).

On le voit donc, ce déplorable système brisait tout rapport entre la Loi et la Grâce, entre la Création et le Salut. Toute la vie de Christ n’est qu’une fantasmagorie, et le christianisme, une simple pierre d’attente pour arriver au Gnosticisme.

C’est dans cette lutte qu’Irénée se prit vaillamment corps à corps avec les adversaires de la foi et, armé de la Sainte-Écriture, il les confondit.

À Lyon, l’an 193, il écrivit ses trois premiers livres contre les hérétiques et, deux ans après, les deux derniers. On ne possède qu’une traduction latine (l’an 385)) de cet ouvrage, avec quelques fragments de l’original en grec. Les autres écrits d’Irénée sont irrévocablement perdus.

Quant à sa lettre à l’évêque de Rome, Victor 1er, je dirai seulement qu’il s’agissait, dans les Églises d’Orient et d’Occident, de fixer le jour où l’on devait célébrer la Pâque. L’Orient gardait la fête le jour même où l’agneau pascal était immolé chez les Juifs, le 14e jour du mois de Nisan ; l’Occident se conformait à une tradition apostolique et célébrait la Pâque, le Vendredi, en commémoration de la mort du Sauveur, ainsi que le Dimanche, en commémoration de sa résurrection. — Victor, tranchant déjà du maître, lance une lettre contre les Églises dissidentes d’Orient, en les enjoignant de suivre l’exemple de Rome. C’est dans cette circonstance (*) qu’Irénée répondit, au nom de son Église, pour déclarer à Victor que l’unité de l’Église de Christ n’était pas à la merci des rites.

 

(*) Le premier Concile se tint à Lyon pour résoudre la question, et le fit dans le sens de Victor (Péricaud, p. 10).

 

Il mettait plus haut que toutes les observances du culte cette charité, plus précieuse que toute science, préférable au don de prophétiser et supérieure à toute autre grâce de Dieu ». Irénée était, du reste, appuyé par l’exemple de plusieurs évêques qui rejetèrent l’excommunication de Victor, et notamment de celui de Polycrate, évêque d’Éphèse, qui n’avait pas craint de dire à l’évêque de Rome : « Vos menaces ne sont pas capables de m’ébranler ». Où était la suprématie papale à cette époque ? (*)

 

(*) Je renvoie encore aux Grands Hommes de l’Église, pour voir dans quel sens (celui d’un simple respect, non d’une foi aveugle), nous devons interpréter l’Ecclesia Apostolica à Rome, pour Irénée. — Voyez aussi Néander, I, 278.

 

Mais bientôt Irénée allait terminer ses luttes et se reposer, après vingt-quatre ans d’un laborieux ministère à Lyon. Le 28 juin, l’an 202, il périt, d’une mort violente, sans qu’on puisse déterminer bien clairement les circonstances de cette mort. À l’occasion de l’anniversaire de l’empereur Septime-Sévère, les chrétiens, ayant refusé de prendre part à une fête païenne, furent égorgés par centaines.

Est-ce alors que mourut le vénérable Irénée ? — La tradition en fait un martyr.

 

3.1.6        Son titre d’évêque.

On se ferait des idées radicalement fausses de la constitution de l’Église, à cette époque, si l’on rattachait aux fonctions d’un évêque une souveraineté sur ses autres collègues dans le ministère. Évêque, Presbyter, Ancien, ces termes, dans l’origine, désignaient absolument la même charge. Après le siècle apostolique, on donna à celui qui présidait l’assemblée des presbyters ou anciens, ( pour employer le mot français) le nom grec de Épiscopos ou surveillant.— Puis cette fonction étant devenue plus ou moins permanente, le nom d’episcopos, évêque, fut porté exclusivement par le président. Les évêques et les anciens n’en conservaient pas moins le nom de Presbyter.

L’évêque n’était que le premier entre ses égaux, primus inter pares ; les anciens étaient le collège indépendant et gouvernant. « Aussi tard que le troisième siècle, dit Néander, les Anciens maintinrent leur position, comme collège de conseillers, à côté des évêques ; et ceux-ci ne pouvaient rien faire d’important, sans appeler à leur aide l’assemblée délibérante des Anciens. (Presbyterium contrahere) Quand Cyprien, évêque de l’Église à Carthage, se trouvait séparé de son troupeau, par crainte de la persécution, et qu’il avait à entreprendre quelque affaire qui se rapportât aux intérêts de l’Église, il en informait aussitôt les Anciens qu’il avait laissés à Carthage, et il leur faisait ses excuses chaque fois qu’il devait prendre une décision sans avoir pu les consulter (*).

 

(*) A primordio episcopatus mei statui, nihil sine consilio vestro mea privatim sententia gerere. Sicut honor mutuus poscit, in commune tractabimus. Ép. 5. — Néand. I, 262.

 

Irénée était évêque dans le sens indiqué et, dans ses écrits, il emploie indifféremment les termes d’évêque ou d’ancien ( L. IV, 26) et ne les distingue que pour accorder une présidence honoraire à l’un des anciens (L. III, 14. Act. 20:17).

Ceux qui, pour soutenir le système qui a prévalu depuis, s’appuieraient sur une tradition qui avait cours à la fin du deuxième siècle, prétendant que l’apôtre Jean avait créé les évêques, au sens moderne du mot, ou qui mettraient en avant certaines lettres d’Ignace, se rappelleront, d’abord, qu’une tradition n’est jamais un fait, or nous alléguons un fait — et, ensuite, ils feront bien de prouver l’authenticité de ces lettres de l’évêque d’Antioche (*).

 

(*) Ancient Syriac Version of the Epistles of S. Ignatius, etc., by the Rev. W. Cureton of the British Museum. Lond. 1845.

 

3.1.7        L’évêque Zacharie — Cryptes — L’évêque Just

Irénée eut pour successeur l’évêque Zacharias, dont le ministère ne dura que peu de temps. Viennent ensuite des noms moins connus, Helius, Faustinus. Ce dernier écrivit contre l’évêque d’Arles, Marcien, tombé dans l’erreur de Novatien. —Puis, on a des Verus, des Julius, des Ptolemeus et quatre autres évêques dont l’histoire ne dit rien. —Après le grand éclat qu’avait jeté ce brillant flambeau, Irénée, la nuit paraissait d’autant plus sombre ; de profondes ténèbres s’étendaient déjà sur l’Église de Lyon.

Le chrétien ne rend plus son témoignage à la face du monde, il se cache, et c’est alors qu’un Badulphe vient s’établir dans une crypte (*), au confluent du Rhône et de la Saône et qui était dédiée à ceux qui avaient combattu pour la foi, aux Pothin et aux Blandine. Badulphe, selon la tradition, fonda, sur cet emplacement, avec les matériaux d’un temple d’Auguste, renversé par les chrétiens, une maison qui devait devenir plus tard la fameuse abbaye d’Ainay (**) et dont il fut, paraît-il, le premier abbé.

 

(*) Ces oratoires souterrains étaient des lieux de ténèbres et d’infection où l’on brûlait des cierges et de l’encens. La plus fameuse de nos jours, à Lyon, est celle qui se trouve au-dessous de l’église de St. Irénée, et que l’on ferait remonter jusqu’au troisième siècle. Ce qu’il y a de certain, c’est que ses effets de lumière sont merveilleux.

(**) D’Athanatos, immortel, par allusion aux martyrs. Étymologie plus prétentieuse que solide. J’aime mieux celle qui s’appuie sur le vieux mot Esnay, et qui donne : vers le temple.

 

Les chrétiens étaient donc devenus assez nombreux pour persécuter les païens et démolir leurs autels. Il y a plus, au quatrième siècle, nous trouvons les basiliques des Machabées, de Saint-Irénée, de Saint-Nizier et d’Ainay, et plusieurs monastères qui s’élevèrent successivement.

Mais tout cela n’était pas capable de sauver l’ancienne société qui croulait de toutes parts, ni de repeupler cette Gaule, jadis si florissante et dont les vastes campagnes restaient incultes, ni de consoler ces misérables paysans Lyonnais, attachés à la terre de leur seigneur, gémissant sous les impôts et vendus avec leurs champs.

Et pourtant, quel glorieux rôle était réservé aux ministres de la religion, au sein de ces populations et pendant ce moyen-âge, qui a déjà commencé !

Au lieu de s’enfermer dans des cloîtres, de matérialiser le culte, d’attribuer aux sacrements une vertu magique, parce que clergé et peuple ne croyaient plus à l’efficace de la grâce, pourquoi ces hommes, qui avaient concentré autour d’eux l’instruction, les lumières, les richesses, ne se servaient-ils pas de ces moyens pour éclairer ce peuple dont ils se disaient les amis ?

Chose étrange ! de béats admirateurs du moyen-âge s’extasient encore devant cette centralisation de lumières et de science dans les couvents ! — Tout était ténèbres d’Égypte, disent-ils, sauf dans ces terres de Goscen ! — Mais, à qui la faute, quand le clergé est souverain ?

Charlemagne, empereur, répandit l’instruction chez le peuple : les Musulmans, vainqueurs, cultivèrent les sciences à Cordoue et à Grenade. —Arrivée au pinacle du temple, sous Innocent III, Rome s’est-elle souvenue des ignorants, a-t-elle « ouvert la porte aux prisonniers ? » Les services qu’elle a pu leur rendre, en présence de la brutalité des maîtres, se font oublier, en présence des exactions dont elle accable ses propres tributaires et des immenses ressources dont elle peut disposer, au profit des masses. Après cela, on répète, avec une certaine impudence, la lumière, c’était nous ! « C’est une étrange façon d’agir, observe spirituellement un auteur, que de crever les yeux à tout le monde et de s’écrier ensuite : Moi seul j’ai des yeux ; que deviendriez- vous, si je n’y voyais pas pour vous, si je n’étais pas là pour vous conduire ? (*) » et il ajoute : « Disposer d’une influence incomparable, en disposer pendant plusieurs centaines d’années, avoir une organisation qui atteint les grands et les petits, posséder, sol, ces lumières dont on se vante de conserver le dépôt, et ne pas les transmettre, et laisser, en fin de compte, des populations plongées dans une ignorance absolue, engourdies dans les pratiques, asservies à la direction, privées de la Bible, ne soupçonnant pas même son existence, incapables en tout cas d’en déchiffrer une ligne, si elle la possédait, avoir pu cela et avoir fait cela, c’est avoir crevé les yeux au peuple ».

 

(*) Le Christianisme au moyen-âge, par M. le Comte Agénor de Gasparin, p. 225.

 

Ces justes et éloquentes remarques s’appliquent d’autant plus à Lyon que, du sixième au neuvième siècle, ce fut une ville essentiellement papale ; plus de vie politique, dans la commune, plus d’indépendance dans l’administration, à vrai dire, la cité a disparu, tout est église.

Terminons la période par un nom respecté.

L’an 374, Just devient évêque de Lyon. Il assiste aux Conciles de Valence et d’Aquilée, et se retire en Égypte, pour y faire pénitence, selon les idées dégénérées de l’Église. Il meurt, dans sa retraite. On rapporte son corps à Lyon et on l’enterre dans l’église des Machabées, qui fut consacrée à sa mémoire.

 

3.2       Chapitre 2 : Domination Bourguignone (415-554)

3.2.1        L’évêque Eucher — Recluseries — Caractère de l’époque — Le poète Sidoine — Jugement sur lui.

Les Romains font place aux Bourguignons. Gondicaire, leur chef, passe le Rhin, défait les Romains dont il se reconnaît l’allié, pour quelque temps, et accepte la couronne que ses sujets lui offrent, l’an 414. — Ainsi fut fondé le royaume de Bourgogne dans les Gaules. Gondicaire fixa sa résidence royale à Genève, puis à Vienne, qu’il soumit, ainsi que Lyon.

Quelques années plus tard, un riche et puissant sénateur, père de dix enfants, Eucher se sépare de sa femme et se retire chez les religieux du monastère de Lérins, à Tours ; il parvient ensuite, par ses vertus, au siège épiscopal (434).

Auteur de deux traités sur la vie ascétique, Eucher voulut réaliser sa théorie et établit les recluseries.

C’étaient de petits ermitages, composés d’une chapelle et d’une cellule attenante, de dix pieds de long, sur autant de large, dans lesquels des personnes de l’un et de l’autre sexe, se consacraient à la pénitence la plus austère (*). La cérémonie de la réclusion se faisait après une épreuve de quatre ans. L’évêque, accompagné de son clergé, conduisait le reclus dans sa cellule et en faisait murer la porte, sur laquelle il apposait son sceau.

 

(*) Ces sépulcres avaient trois fenêtres : une, pour le service alimentaire, une pour l’air, et une troisième, par laquelle le reclus entendait la messe et recevait les aumônes ; puis, il sortait de ce lieu, comme il y avait vécu, cadavre. Un auteur, qui n’aime guère les moines fainéants, observe, à propos d’une recluse qui avait passé 80 ans dans sa cellule, qu’elle voulait gagner le ciel, sans sortir de sa chambre.

Il y eu à Lyon plus de dix recluseries d’hommes. Il y en eut quatre de filles. Les recluseries principales étaient celles de S. Barthélemy, de S. Irénée, de S. Clair, de S. Sébastien ; des Conciles déterminaient les dimensions de chaque cellule et la disposition de ses fenêtres. Ce n’est qu’au commencement, du XVI° siècle que les recluseries cessèrent (Cochard, Archives du Rhône, I, 407— Péricaud, année 1364, p. 13.)

 

On voit ce qu’était devenu le spiritualisme chrétien, au cinquième siècle : dire sa messe, dans cette affreuse solitude, si l’on était prêtre, ou, pour tout autre reclus, s’y laisser brûler vivant, si un incendie éclatait, plutôt que de rompre son vœu, c’était le comble de la perfection ou de la félicité.

« Je ne te prie point de les ôter du monde, avait demandé le Sauveur, mais de les préserver du malin » (Jean 17:15.) Mais le sel avait perdu sa saveur, et « il n’était plus propre ni pour la terre ni pour le fumier ».

Ajoutons, que, tout en ayant l’apparence de fuir et de haïr le monde, jamais l’Église ne s’est plus confondue avec le monde qu’à notre époque.

« De grands seigneurs, chrétiens à peine, dit M. Guizot, d’anciens préfets des Gaules, des hommes du monde et de plaisir devenaient souvent évêques : ils finissaient même par y être obligés, s’ils voulaient prendre part au mouvement moral de l’Europe, conserver quelque importance et exercer quelque influence active, — mais, en devenant évêques, ces hommes, ne dépouillaient pas complètement leurs habitudes, leurs goûts. Le rhéteur, le grammairien, le bel esprit, l’homme du monde et de plaisir ne disparaissaient pas toujours, sous le manteau épiscopal, et les deux genres de mœurs se trouvaient quelquefois bizarrement rapprochés » (Cours d’Histoire moderne, I, 131).

Ce mélange des vocations se trouve chez Sidonius (né à Lyon, 430), le grand littérateur du temps, philosophe, professeur, poète célèbre, et plus tard, évêque de Clermont. Bien plus, lors d’une invasion de Visigoths qui menaçaient l’Auvergne, l’évêque prit les armes et les repoussa (474). Envoyé ensuite en exil par le prince Visigoth, qui était revenu à la charge, Sidoine finit par fléchir, et fit le panégyrique d’Euric.

Sidoine était marié et eut plusieurs enfants de sa femme Papianilla, qui vécut encore plusieurs années après que Sidoine eût été élevé à l’épiscopat, « mais on ne peut pas douter, observent les Bénédictins, qu’elle ne fût devenue sa sœur, selon l’ordre des canons » (Histoire littéraire de la France, II, p. 555).

Il dut descendre de son siège épiscopal, avant sa mort, qui arriva en 489.

« indépendamment de leur mérite propre, dit Charles Nodier, les écrits de Sidoine doivent être considérés comme un monument précieux de la littérature intermédiaire ; simple, vrai, pittoresque, comme tous les poètes qui ont touché à l’histoire, il abonde en détails, qu’on ne trouverait pas ailleurs. C’est, pour nous Gaulois, le César et le Tacite du moyen-âge » (Bib. sac., p. 252. Cité par Péricaud. Voyez aussi Montfalcon. Hist. de Lyon, I, 242).

 

3.2.2        L’évêque Patiens — Temple splendide — Description — Gondebaud.

Patiens, à de longues années d’intervalle, succéda à Eucher (vers 451 ou 475). Lors d’une famine qui désolait le pays, il se distingua par ses abondantes aumônes. Ce qui lui valut les éloges de Sidoine qui le compara au Triptolème de la Fable et, plus convenablement, au Joseph de la Bible (Épist. VI, 12).

On parle aussi d’un magnifique temple que Patiens fit bâtir.

Sidoine en fait une brillante description.

« Sa face regarde l’Orient équinoxial. Le soleil est attiré par des lambris resplendissants, et reflète sur le jaunâtre métal ses rayons dorés. Des marbres d’espèces variées ornent la voûte, les fenêtres et le pavé, et, sous des figures peintes, un enduit d’un vert printanier fait briller des saphirs sur des vitraux verdoyants. De superbes colonnes en marbre d’Aquitaine supportent un triple portique qui forme l’entrée du temple. Au fond du beau vestibule, sont d’autres portiques semblables au premier ; et une forêt de colonnes qui se déroulent au loin, environne la grande nef….. »( Cité par Montfalcon, I, 263).

Patiens recevait à sa table somptueusement chargée, le prince arien Gondebaud, et il était lié d’amitié avec Agrippine, épouse de Chilpéric II, qui l’encourageait dans ses œuvres de charité.

Il mourut vers l’an 491, après avoir fidèlement travaillé à la conversion des Ariens.

Les successeurs de Patiens, aussi ardents que lui pour la conversion de Gondebaud, parvinrent à obtenir de lui qu’il serait présent à une conférence contre les Ariens. Ceux-ci nomment pour défenseur, Boniface, leur grand champion. Avitus, évêque de Vienne, l’attaque ; Gondebaud reste arien et meurt en 516, laissant un Code de lois, un des plus anciens dont on ait conservé le texte et qui régira la Bourgogne jusqu’à la mort de Louis-le-Débonnaire qui l’abolit (*).

Le royaume bourguignon est sur son déclin. Fondé par la force, il tombe de même sous les coups des Francs (534). Il avait subsisté, selon quelques-uns, environ 125 ans.

 

(*) Sismoudi, Hist. des Français, I, 208.

On publia à Lyon, au commencement du VIe siècle, la fameuse loi Gombette, (du nom du législateur) dont nous dirons un mot plus loin. Gondebaud lit son Code à Ambérieux, dans le Bugey. Montesquieu le regarde comme le meilleur que les barbares eussent produit jusqu’alors. (Péricaud, p. 20.)

 

3.3       Chapitre 3 : Domination Mérovingienne (554 à 771)

3.3.1        L’Hôtel-Dieu — Les évêques Sacerdos et Nizier — Concile.

Les deux fils de Clovis, Clotaire et Childebert, s’étaient partagé la Bourgogne, après en avoir chassé le roi Gondemar. De 534 à 561, la Bourgogne n’eut point de roi.

C’est au milieu de cette dernière période (546), que l’on fonde à Lyon un hospice pour les malades et les nombreux pèlerins qui traversaient cette ville.

Voici dans quelles circonstances.

L’évêque de Lyon, Sacerdos, proposa à Childebert, roi des Francs, alors à Lyon, ainsi qu’à la reine Ultrogotte, d’établir un asile les malades, les pauvres, les gens de guerre et les pèlerins, et le célèbre Hôtel-Dieu fut fondé (*). Au Concile d’Orléans (549), Sacerdos mentionna le fait.

 

(*) En 1819, deux statues, celle de Childebert et celle de la Reine, décoraient la façade de l’Hôtel.

 

La reconnaissance qu’on éprouva envers Ultrogotte devint bientôt de la superstition. On lui attribua des miracles, et on assura que la sainte, ayant passé une nuit à prier, près d’un tombeau, c’était à cet acte qu’il fallait attribuer le recouvrement de la vue de trois aveugles subitement guéris.

Sacerdos se rend à Paris, désireux d’obtenir pour son neveu le siège épiscopal de Lyon que lui-même quittait. Nizier l’obtient et préside un concile à Lyon (567).

De famille patricienne et contemporain de Grégoire de Tours, Nizier avait des mœurs pures. Il montra une grande libéralité dans une terrible peste qui ravagea les Gaules, en 571. La mort était subite ; il naissait, à l’aine ou à l’aisselle, une plaie semblable à un serpent, et le venin empoisonnait si promptement les malades, qu’ils mouraient bientôt (Grég. de Tours, Hist. des Francs, IV, 31. Cité par Péricaud).

A cette calamité il faut joindre l’inondation du Rhône qui chassa les habitants effrayés sur les hauteurs de Fourvières et de S. Sébastien (580).

Trois ans après, un nouveau Concile se réunit à Lyon, et ordonne, dans son dernier canon que, dans chaque ville, il y aura un logement séparé pour les lépreux, qui seront vêtus et nourris aux dépens de l’Église (583).

 

3.3.2        Les Sarrasins — Lyon à la fin au VIIIe siècle.

Nous sommes à l’époque de l’invasion des Sarrasins. Partis d’Espagne, ils avaient traversé le Languedoc, la Provence, le Dauphiné, et ils étaient arrivés sous les murs de Lyon. La panique est partout. L’évêque Fulcoade fuit le premier. La ville est saccagée ; la basilique de Patiens disparaît sous les coups des Arabes, l’abbaye d’Ainay est dévastée ; celle de l’Île-Barbe, ruinée ; tous les beaux édifices sont détruits, et les vainqueurs sont déjà en marche pour Mâcon, Tournus ; ils arrivent devant Sens.

Charles Martel se met en campagne (733), reconquiert Lyon, et, après avoir satisfait ses Francs avec les biens du clergé, il fait partir une armée de Lyon sous le commandement de son frère Childebrand.

On le comprend, ces invasions ruinaient le pays, encombraient les monastères d’hommes, de femmes, d’esclaves de toutes les nations.

À Lyon, dit un historien, « il n’y avait plus ni paix, ni ordre public, ni liberté ; des mains sans intelligence et sans vigueur tenaient les rênes de l’État ou plutôt les laissaient flotter au hasard. Tout était confusion, ignorance et faiblesse… On donnait des évêchés à des gens tonsurés à peine et sans aucune teinture des lettres ; on les conférait à des enfants, même à des femmes » (Montfalcon, I, 285).

 

3.4       Domination Carlovingienne (771 à 900 environ)

3.4.1        Charlemagne — Son bibliothécaire Leidrade — L’archevêque Agobard et les fils rebelles de Louis-le-Débonnaire — L’archevêque Amolon et les miracles apocryphes.

Charlemagne paraît. Maître absolu, en 771, il traverse plusieurs fois Lyon et nomme son bibliothécaire, le savant Leidrade, archevêque du diocèse (*). Leidrade fait réparer les églises détruites par les Sarrasins et meurt, en 816, après s’être retiré dans un monastère.

 

(*) Sur la liste des évêques et archevêques de Lyon, Leidrade est le premier qui porte ce dernier titre.

 

Agobard, son chorévèque, lui succède (814), et, non seulement se range du côté de Lothaire, révolté contre son père, Louis-le-Débonnaire, mais il écrit encore une apologie pour justifier la révolte des enfants de l’infortuné Louis.

Mais le Débonnaire s’était aliéné les évêques en voulant introduire des réformes et en ôtant aux ministres du sanctuaire leurs cuirasses, leurs chevaux et leurs éperons dorés. Une assemblée d’évêques avait donc prononcé la déchéance du fils de Charlemagne, et l’avait fait jeter dans un monastère. Agobard  avait pris part à cette scandaleuse révolte. Il s’était écrié :

« Écoutez, ô nations de la terre ! Que du levant au couchant, du nord au midi, l’univers l’apprenne. Les enfants de l’Empereur ont eu raison de se soulever contre leur père ! »

Puis Agobard accompagne en Italie Lothaire, qui fuyait la colère paternelle.

Un Concile de Thionville somme trois fois Agobard de se rendre dans son sein, mais ayant refusé de paraître, il est déposé de sa charge (Archives du Rhône, I, 349).

Rendu à la liberté, Louis-le-Débonnaire reprit un instant le pouvoir et en profita pour pardonner au coupable prélat, qui remonta ainsi sur son siège. Mais tous deux moururent en 840 ; le monarque ne survécut que de quinze jours à son archevêque.

Amolon, disciple d’Agobard, hérite du siège vacant et s’élève courageusement contre certains miracles qu’auraient faits des reliques, apportées de Rome à Dijon (844), par deux étrangers : il s’élève également contre les convulsions qu’éprouvaient des femmes en présence de ces reliques. Il pria l’évêque de Langres, qui le consultait à cet effet, d’imiter le sage exemple d’Agobard, qui faisait fustiger les prétendus possédés.

A-t-on jamais vu dans les églises de Dieu et dans celles qui sont consacrées aux bienheureux martyrs, des miracles guérir ceux qui ne sont point malades ; et qui plus est, ôter la raison à ceux qui se portent bien ?

Après cela, l’archevêque engageait son confrère de Langres à faire enfouir secrètement, dans la terre, les reliques, au cas, disait-il, qu’étant de quelque saint, elles ne fussent exposées à être profanées (Idem, I, 356).

 

3.4.2        Gothescale et la Prédestination

Un moine du diocèse de Reims, Gothescale, enseignait que Dieu avait prédestiné certains hommes à la perdition.

Condamné au Concile de Mayence, déposé par celui de Crécy-sur-Oise, fouetté de verges, jeté dans les prisons d’un monastère, le malheureux prédestinacien mourut, douze ou quinze ans après, privé même de sépulture.

Son métropolitain, Hincmar, pour justifier sa conduite, écrivit à l’archevêque de Lyon, Amolon, qui approuva son collègue. Mais Rémi, successeur d’ Amolon, en jugea tout autrement, et accusa de cruauté les évêques qui avaient condamné le moine.

Il prouva encore que c’était une calomnie contre Gothescale que de prétendre qu’il enseignait que Dieu prédestinait les réprouvés à l’impiété.

Un Concile, réuni à Valence, sous la présidence de Rémi, cassa le décret du Concile de Crécy et formula ainsi la doctrine, dans son second canon : « Nous ne croyons point que la prescience de Dieu ait imposé la nécessité à aucun méchant de ne pouvoir être autrement, mais, comme Dieu, par sa toute- puissance et immuable majesté, sait toutes choses avant qu’elles arrivent, aussi a-t-il connu ce que le méchant serait par sa propre mauvaise volonté, et nous croyons que le méchant est condamné par le mérite de sa propre iniquité, et que les méchants périssent, non pas, parce qu’ils n’ont pas pu être bons, mais parce qu’ils ne l’ont pas voulu ; et ainsi, c’est par leur propre faute qu’ils sont demeurés dans la masse de la damnation ou par le péché originel ou par l’actuel, et, avec le Concile d’Orange, nous disons anathème à ceux qui disent qu’il y en a quelques-uns qui ont été prédestinés au mal par la divine puissance, en sorte qu’ils ne pourraient pas faire autrement ».

Le Concile ajoute :

« Nous croyons qu’il faut tenir très fermement que toute la multitude des fidèles, qui a été régénérée d’eau et du Saint-Esprit, et qui a été vraiment incorporée à l’Église, qui suit la doctrine des Apôtres, a été baptisée en la mort de Jésus-Christ et lavée de ses péchés en son sang, parce qu’en eux la régénération n’a pu être vraie, s’il ne s’en était fait une vraie rédemption, vu que dans les sacrements de l’Église il n’y a rien de vain ni de trompeur, mais que tout y est vrai et appuyé sur la propre vérité et sincérité ; que toutefois, de cette multitude de fidèles et de rachetés, les uns sont sauvés en salut éternel, parce que, par la grâce de Dieu, ils demeurent fidèlement en la rédemption, portant la voix du Seigneur dans leur cœur, celui qui persévérera jusqu’à la fin, celui-là sera sauvé », et les autres, parce qu’ils n’ont point voulu demeurer au salut de la foi qu’ils ont reçue au commencement, mais ont choisi et imaginé rendre vaine et inutile la grâce de la rédemption par une perverse doctrine et par une mauvaise vie que de la conserver, ils ne parviennent nullement à la plénitude du salut ni à la perception de la béatitude » (Le Sueur. Hist. de l’Église et de l’Empire, VII, p. 158).

À cette déclaration de foi du Concile, Hincmar répondit par la publication d’un gros volume sur le Libre Arbitre : mais l’an 859, il se tint un autre Concile à Langres, que Rémi présida de nouveau et où l’on confirma les doctrines du Concile de Valence. En 864, Hincmar écrivit encore au pape Nicolas, et l’affaire en resta là.

 

3.4.3        État religieux de Lyon au IXe siècle — Instruction — Superstitions des Tempestaires — Les bœufs — Miracles — Corruption du temps.

Avant de nous séparer de notre siècle, disons quelque chose de l’état religieux de Lyon et des superstitions qui l’enveloppaient de toutes parts.

Leidrade et Agobard nous serviront tous deux de guides.

Leidrade, ayant reçu l’ordre de Charlemagne de restaurer les églises, y avait aussi établi des écoles de chantres. Voici, du reste, le compte-rendu de ses travaux à l’empereur : « J’ai établi dans Lyon l’ordre de la psalmodie, adopté dans votre palais, et j’ai formé des écoles de chantres qui en savent assez pour instruire les autres. J’ai également institué des écoles de lecteurs, non-seulement pour lire les leçons de l’Office, mais encore pour méditer et pour pénétrer le sens des livres divins. Il en est qui entendent déjà en partie le sens spirituel de l’Évangile et la plupart connaissent celui des Prophètes, des livres de Salomon, des Psaumes et même du livre de Job. J’ai eu soin de faire également écrire pour cette Église, les livres dont elle a besoin, et je l’ai pourvue d’habits sacerdotaux et de vases sacrés » (Archives du Rhône, I, p. 341).

À ces travaux utiles se mêlaient, hélas ! ceux qu’inspirait la superstition populaire et par lesquels on s’attirait sans doute plus de gloire que par les précédents. C’est ainsi que Leidrade faisait rapporter en France les reliques de S. Cyprien, évêque de Carthage, de S. Spirat et la tête de S. Pantaléon !

Les ambassadeurs que Charlemagne avait envoyés en Perse avaient rapporté ces reliques, qui furent déposées dans la cathédrale.

Après cela, on cesse d’être surpris de voir que dans une lettre, adressée à sa sœur, pour sympathiser avec elle sur la mort d’un fils et d’un frère, Leidrade n’a d’autres consolations à lui offrir que dans les prières pour les morts (Voy. Œuvres d’Agobard, Édition Baluze 1660).

Quant à Agobard, son successeur, il combattit avec intelligence et fermeté les lois bourguignonnes qui favorisaient le duel pour leur substituer les Capitulaires de Charlemagne.

Il s’attaqua encore à la ridicule croyance aux Tempestaires. La foi populaire s’imaginait, qu’à leur gré, des hommes soulevaient les tempêtes, agitaient les arbres chargés de fruits, submergeaient les animaux, puis vendaient fruits et animaux à des voyageurs accourus sur les ailes des vents.

« Nous avons entendu beaucoup de gens assez fous et assez aveugles pour croire qu’il existe une certaine région, appelée Magonie, d’où partent, voyageant sur les nuages, des navires qui ont servi à transporter dans cette même contrée des fruits abattus par la grêle et détruits par la tempête, après, toutefois, que la valeur des blés et des autres fruits a été payée par les navigateurs aériens aux Tempestaires desquels ils l’ont reçue. Nous avons vu même plusieurs de ces insensés qui, croyant à la réalité de choses aussi absurdes, montrèrent à la foule assemblée quatre personnes enchaînées, trois hommes et une femme, qu’ils disaient être tombés de ces navires depuis quelques jours. Ils les retenaient dans les fers, lorsqu’ils les amenèrent devant moi, suivis de la multitude, afin de les lapider ; mais après une longue discussion, la vérité ayant enfin triomphé, ceux qui les avaient montrés au peuple se trouvèrent, comme dit un prophète, aussi confus qu’un voleur lorsqu’il est surpris » (*).

 

(*) M. Delandine assure que c’est sur la place du Change que ces étrangers auraient été arrêtés, et qu’on se préparait à les brûler, lorsque Agobard, survenant, les fit évader. (Conservateur, II, année 1787, p. 185. — Voy. aussi Montfalcon, I, p. 304

 

Citons encore une autre superstition de son temps que combat Agobard et qui n’est pas moins curieuse que la précédente.

Il y a peu d’années, dit-il, à l’occasion d’une mortalité de bœufs, « on avait semé le bruit absurde que Grimoald, duc de Bénévent, parce qu’il était l’ennemi de l’empereur très chrétien Charles, avait envoyé des hommes chargés de répandre sur les plaines et les montagnes, dans les prairies et les fontaines, une poudre pernicieuse qui, ainsi répandue, donnait la mort aux bœufs. Nous avons ouï dire que beaucoup de personnes, prévenues de ce délit, furent arrêtées, et que quelques-unes furent massacrées, d’autres attachées sur des planches et jetées à l’eau, et, ce qu’il y a de plus étrange, c’est que ces hommes, après avoir été pris, rendaient témoignage contre eux-mêmes, disant qu’ils possédaient une pareille poudre, et qu’ils l’avaient répandue çà-et-là…. Une si grande démence s’est emparée de notre malheureux siècle, que les chrétiens croient aujourd’hui, des choses absurdes qu’on n’aurait jamais pu faire croire autrefois aux païens, qui ignoraient le Créateur de l’univers » (Cité par Montfalcon, I, p. 304).

Un dernier trait à ce triste tableau :les historiens nous parlent d’une épidémie qui s’introduisit dans la ville, accompagnée de symptômes étonnants. Le malade souffrait d’abord de violentes douleurs auxquelles succédaient des mouvements convulsifs. Les médecins s’épuisent en vains efforts. — Alors le patient se fait transporter au tombeau d’un Saint Firmin. Quoi ! point de guérison ! évidemment le malade est possédé du démon. Mais, pour chasser le diable, Agobard fait fouetter le malade et la guérison ne se fait pas attendre (*).

 

(*) On trouve d’autres faits curieux dans les Œuvres d’Agobard. C’est à Papire Masson, avocat au Parlement de Paris, que nous devons la conservation des œuvres d’Agobard. Un relieur de Lyon, (rue Mercière), dans la boutique duquel il entre, allait mettre en pièces un parchemin, pour en couvrir des livres. Ce manuscrit contenait les Œuvresd’Agobard ! Masson les fit imprimer à Paris, en 1605, in-8o. Le savant Beluze en donna une édition correcte, en 1666, plus tard censurée à Rome, à cause du Traité sur le Culte des Images. (Delandine, Manuscrits de la Bibliothèque de Lyon, I, p. 554.)

 

Il fallut demander à l’archevêque de Narbonne de faire fermer l’église de Saint-Firmin et de distribuer en aumônes les offrandes nombreuses faites au saint.

En présence de si profondes ténèbres, on comprend le jugement d’un contemporain sur le siècle. Luitprand, diacre et historien, après un résumé des scandales dont ses yeux furent témoins, écrivait : « Il paraît bien que Jésus-Christ dormait dans le vaisseau d’un profond sommeil, puisque la nacelle était couverte de ces forts vents qui soufflaient. Il dormait, dis-je, puisque, faisant semblant de ne pas voir les choses, il permettait qu’elles se fissent et ne se levait pas pour en faire vengeance.

« Et, ce qui semblait encore être pis, il n’y avait point de disciples qui réveillassent par leurs cris le Seigneur qui dormait : ainsi tous dormaient » (Le Sueur, Hist. de l’Église et de l’Empire, VIII, p. 53).

C’est l’année que ces lignes ont été traées, 912, que se tint à Coblentz un Concile composé, entre autres délégués, de huit évêques, pour remédier aux mariages incestueux devenus fréquents.

 

3.4.4        Souffrances des Juifs

Retraçons en quelques traits les souffrances des Juifs à cette époque de ténèbres. Il ne s’agit que de celles qu’ils ont endurées à Lyon.

Riches et très nombreux, ils occupaient les plus beaux quartiers de la ville ; les affaires commerciales les plus importantes passaient par leurs mains, mais la haine populaire, armée de la loi Gombette, les attendait.

Cette atroce loi bourguignonne portait : « Si un juif a frappé un chrétien, il aura le poing coupé ou paiera une amende de 75 sous d’or, non compris 15 sous d’or pour le fisc : si c’est un prêtre qu’il a frappé, il sera puni de mort ».

Les Juifs étaient donc en dehors du droit commun.

Les monastères, celui d’Ainay du nombre, s’enrichissaient des biens qu’on leur ravissait, et la calomnie accompagnait la spoliation.

Ainsi, on accusait les Juifs d’enlever les petits enfants, le soir, dans les rues, pour aller ensuite les vendre aux Sarrasins, en Espagne. Puis venaient des dénonciations plus terribles : des prêtres, du haut des chaires, les appelaient « race perverse, maudite, adultère, race de vipères, enfants du diable », et défendaient aux chrétiens toute communication avec ces monstres.

« Il est indigne de voir les enfants de la lumière se mêler avec ceux des ténèbres, disait Agobard ; et l’Église de Dieu, qui doit être sans tache, pour être agréable à son céleste Époux, doit éviter toute communion avec la Synagogue, après qu’elle en a été répudiée. Une vierge aussi sainte et aussi chaste que l’Épouse de Jésus-Christ, peut-elle fréquenter une prostituée et boire ou manger avec une infâme ? » (Montfalcon, I, 307).

Et l’archevêque, il va sans dire, défendait aux jeunes filles chrétiennes d’entrer au service de ces infâmes. Personne ne devait boire de leur vin, ni acheter la chair d’animaux qu’ils avaient abattus.

Les Juifs avaient pourtant obtenu la permission de bâtir une Synagogue sur le versant oriental de Fourvières, appelé longtemps Breda, mais cette faveur, qui venait de l’empereur et qu’il avait consignée dans une Bulle d’or, fit un grand scandale.

Indiquons une autre injustice qui, par ricochet, frappait aussi les chrétiens. Il est triste d’y trouver encore le nom respecté d’Agobard.

Dans son ardeur aveugle de prosélytisme, tous les moyens lui paraissent bons, et il se transporte à la Cour, pour réclamer de Louis-le-Débonnaire la permission de baptiser les esclaves sans l’autorisation de leurs maîtres, avec cette arrière-pensée, qu’une fois baptisés, les esclaves devenus chrétiens, par l’efficace de l’eau, devaient se hâter de quitter leurs maîtres, et cela par ordre de l’Église.

L’empereur fut plus juste que l’évêque et Agobard eut un refus. Alors il se lamente, il s’écrie piteusement : « Si je refuse le baptême aux esclaves qui le demandent, j’encours la damnation éternelle, et, si je l’accorde, je crains d’irriter les hommes, et d’attirer sur moi des persécutions fâcheuses » (*). Et Agobard ne voit point que si, en effet, le sacrement est ce qu’il prétend, une question de salut ou de damnation, tout est dit ; il n’a point à hésiter, il faut qu’il soit fidèle et qu’il brave la colère de son empereur, mais il lui paraît plus prudent d’éviter les « persécutions fâcheuses » et de laisser damner les âmes.

 

(*) Montfalcon I, p. 309.

La Bibliothèque de la ville possède, en manuscrit, deux ouvrages d’Agobard et le Traité de Sacerdotii dignitate. (Catal. Delandine, No 535).

 

3.5       Domination Impériale (952 à 1520)

3.5.1        Conrad-le-Salique fait don à l’Archevêque de la ville et du Comté de Lyon — Les Archevêques – Rois — Décadence du clergé comme puissance morale — Les archevêques Halinard et Humbert I

À la mort de Rodolphe III, roi des Bourguignons, l’empereur, Conrad-le-Salique, hérita du royaume de Bourgogne, que Rodolphe considérait déjà comme son apanage, et Lyon devint ainsi ville impériale (1024).

Conrad et son fils Henri firent don, à leur tour, à l’Archevêque et à son Chapitre de la ville et du comté de Lyon, et, depuis lors, les archevêques et les prêtres portèrent le titre de comtes.

L’autorité passe donc toute entière entre les mains de l’Archevêque de Lyon !

L’archevêché et les abbayes avaient d’immenses domaines qu’ils faisaient gouverner par des avoués. Ce qui pouvait rester de terres, après les parts faites au roi, à l’archevêque, au comte, etc., appartenait à quelques hommes libres qui pouvaient en disposer, mais ils durent bientôt les céder aux plus forts.

Quant aux affaires, elles étaient portées devant tribunal mixte, présidé par l’archevêque et le comte du Lyonnais.

Certaines églises avaient droit d’asile et l’on ne pouvait y poursuivre les criminels qui s’y étaient réfugiés ; le clergé avait ce qu’on appelait les épreuves canoniques. Au second Concile de Châlon, présidé par l’archevêque Aurélien, un moine de Lyon, accusé d’avoir empoisonné l’évêque d’Autun, Adalgaire, offrit de se justifier, en présence des évêques, par le jugement de Dieu. Coupable, il devait tomber mort, au moment de la communion. Il sort triomphant de l’épreuve, et il est déclaré innocent (Montfalcon, I, p. 331).

Nécessairement des conflits devaient s’élever sans cesse entre les Comtes et l’Archevêque. Aussi, ceux du Lyonnais et du Forez virent-ils bientôt toute leur autorité disparaître peu à peu ; ils durent se borner à rester maîtres chez eux ; ils sortirent donc de Lyon, après avoir combattu les armes à la main, et se retirèrent dans leurs châteaux du Forez, vers 1062 (On connaît les luttes du Comte Artaud II contre l’archevêque Humbert I).

Telle est la puissance des prélats ; mais, quant à sa dignité morale, le clergé ne pouvait tomber plus bas. L’ignorance des prêtres était si grande, que bon nombre d’ecclésiastiques ne savaient ni le Symbole ni l’Oraison dominicale ; d’autres s’abandonnaient en plein à la simonie et au vice.

Un certain Burchard II fut appelé aux honneurs du sacerdoce à Lyon, à peine âgé de douze ans — Toutefois, il établit, sur une base solide, la souveraineté temporelle des archevêques, et mourut en 1032.

On tint à Anse, près de Lyon, l’an 990, un Concile, dans lequel on condamna les enchantements, les augures et les divinations, mais la nuit n’en régnait pas moins sur l’Église.

Un savant linguiste, bon géomètre, philosophe distingué, Halinard, fut quelque temps archevêque de Lyon ; il alla mourir à Rome, après avoir partagé tous ses biens entre l’église de Saint-Etienne et l’abbaye d’Ainay.

Humbert I paraît bientôt sur le siège épiscopal. Il fut déposé, par le Concile d’Autun, pour crime de simonie. C’est lui, dit-on, qui fit construire le Pont de pierre (*), sur la Saône, avec l’assistance d’un prêtre et d’une dame charitable.

 

(*) Quelques inscriptions antiques que l’on voit encore sur ce pont, dit M. Péricaud, ou dans ses piles, autorisent à croire que les matériaux qui ont servi à sa construction proviennent, en majeure partie, de monuments romains.

Ajoutons qu’il y eut longtemps deux corps-de-garde qui servaient à protéger les avenues de ce pont ; l’un, du côté de l’Empire, sur la rive gauche, l’autre, le corps-de-garde du Change, du côté du Royaume, sur la rive droite (p. 36).

 

Humbert acquit encore le droit de faire battre monnaie ; ses pièces parurent avec cet exergue : Lugdunum prima sedes Galliarum, et eurent cours pendant cinq cents ans.

Après sa déposition, le prélat se retira dans le couvent de Saint-Claude (vers 1076).

Le Concile d’Autun plaça alors à Lyon un homme, le dernier des archevêques, proclamé saint publiquement, Gebuin, dont on a fait Jubin. On dit avoir découvert son tombeau en 1824 : ce qui est plus certain, c’est que le Pape Grégoire VII, soumit alors (1079), à l’Église de Lyon, les provinces de Rouen, de Tours et de Sens, au milieu de violentes contestations, qui donnèrent lieu à un fameux procès, à la fin du dix-septième siècle, entre les archevêques de Lyon et de Rouen (Péricaud, p. 37).

« En étudiant l’Histoire des Papes, écrit l’Observateur Catholique, il est facile de se convaincre que leur autorité temporelle a toujours été un obstacle au bon gouvernement de l’Église, et qu’ils ont ordinairement subordonné la question religieuse aux questions politiques....

Nous pourrions faire remarquer que, dans tous les temps, les peuples soumis au pouvoir temporel des Papes, n’ont supporté qu’avec peine et par force, cette domination, qu’au lieu de considérer ce pouvoir comme paternel, ils en ont une idée toute contraire.

On pourrait encore mettre en regard des grands principes évangéliques, ceux qui ont dirigé les Papes et leur Cour dans l’exercice de leur souveraineté temporelle.

De ces considérations, on serait en droit de conclure que ce fut pour de graves raisons que Jésus-Christ ne donna de domaine temporel ni à saint Pierre, ni à ses autres apôtres ; qu’il déclara que son royaume n’était pas de ce monde ; qu’il avertit les chefs de son Église que leur autorité ne ressemblait en rien à celle des rois ; qu’il défendit à Pierre de tirer de l’épée en l’avertissant que ceux qui, dans son Église, se serviront de l’épée, périront par l’épée ».

 

3.5.2        Anselme et l’Immaculée Conception — Opposition de Bernard

C’est un peu plus tard que nous trouvons, en passage à Lyon, le célèbre archevêque Anselme, de Cantorbéry. Il fuyait la colère de son souverain, Guillaume-le-Roux, et se rendait à Rome, auprès du Pape, Urbain II, dont il avait soutenu la cause contre l’anti-pape Guibert. Anselme resta trois mois à Lyon, selon quelques-uns, deux ans, et présida un Concile à Anse (1100) (*)

 

(*) La Bibliothèque de la ville possède en manuscrit les Tres meditationes super Psalmum miserere d’Anselme. Fol. de 236 p. avec des Oraisons et des Méditations tirées des Écritures. (Delandine Manuscrits de la Bibl. de Lyon, tom. I, p. 29).

 

Ce n’est pas à Lyon qu’il prêcha d’abord cette doctrine puérile, que la Vierge doit avoir une pureté telle, qu’on n’en peut imaginer de plus grande, après celle de Dieu. Il l’avait déjà, paraît-il, répandue dans la Normandie, la Bourgogne et le Lyonnais ; mais vers 1140, selon la supposition du P. Mabillon (Colonia, Hist. litt., II, 234), Lyon célébra une fête, et rendit un culte « d’amour et de vénération » à la Vierge dans l’église primatiale de Saint-Jean, où l’on construisit un autel consacré à Marie. Plus tard, sous l’épiscopat de Foulques, Bernard, abbé de Clairvaux, (né à Fontaines, en Bourgogne) écrivit aux chanoines de Lyon sa fameuse lettre contre l’Immaculée Conception (1141).

Bernard y témoigna sa surprise de ce que l’Église de Lyon, si ennemie de nouveautés, eût pu démentir son caractère, en introduisant une fête jusqu’alors inconnue aux fidèles, et qui n’avait aucun fondement dans la tradition.

« Sommes-nous plus savants et plus pieux que nos pères, s’écriait-il, et n’est-ce pas une présomption dangereuse que de prétendre être plus prudents et plus éclairés qu’eux ? La nouveauté est la mère de la timidité, la sœur de la superstition et la fille de la légèreté » (Colonia, II, p.236).

Puis Bernard montre que le privilège d’être conçu sans péché ne convient ni à Jean-Baptiste, ni à Jérémie, ni à Marie, qu’il ne convient qu’à Jésus-Christ, formé dans le sein de sa mère, par l’opération du Saint-Esprit. Quant à la Vierge, il fait ce raisonnement assez simple : Elle n’a pu être sainte avant que d’être, et elle n’était pas avant que d’être conçue. Non valuit ante sancta esse quam esse : si quidem non erat anlequam conciperetur.

On se tromperait fort, si l’on allait croire, que c’est sur le terrain des principes et des Saintes Écritures ( Rom. 8:10, Job 15:14,1 Jean 1:8, Luc 1:47), que Bernard se place. Au fond, son grand argument, c’est que le siège de Rome n’a point été consulté ; aussi les chanoines n’auront pas trop de peine à prouver que Lyon a des privilèges du Pape qui permettent de se passer de lui. Que répondra Bernard ? Et si le Pape se montre favorable à la doctrine lyonnaise et l’érige en dogme, comme il l’a fait de nos jours ? Bernard, qui s’est même déjà lié les mains à celles du Pape, (car il a promis de s’incliner devant sa décision), devra se taire ; il devra se faire immaculiste, et se repentir le reste de ses jours d’avoir troublé la paix de l’Église.

En vérité, est-ce la peine de s’arrêter, quand on a soi-même écrit : « Tu craignais de t’approcher du Père ; comme Adam tu te cachais à l’ouïe de sa voix ; il t’a donné Jésus pour médiateur auprès de lui. Mais peut-être es-tu effrayé encore de la majesté de ce Jésus, qui, bien qu’il se soit fait homme, est toujours Dieu ; il te faut auprès de lui un avocat : recours à Marie » (E. Chastel, Le Christianisme au moyen-âge, p. 162).

Quelque grand, quelque sincère que soit le respect qu’on éprouve pour des hommes comme Bernard, on n’en doit pas moins conclure, que, courbés encore sous le joug papal et mêlant à l’Écriture leurs traditions, ce ne sont pas de tels temporiseurs qui pouvaient, avec toute leur piété, sauver l’Église et la ramener réformée au type biblique.

La réponse des chanoines de Lyon existe, ensevelie dans les archives de l’archevêché, qui « n’a pas cru, dit-on, devoir la publier, dans la crainte que l’on n’abusât de quelques expressions qui pourraient donner lieu à de nouvelles discussions sur des sujets déjà mille et mille fois controversés » (Péricaud. Notes, etc., p. 38).

 

3.5.3        Fêtes religieuses — Celle des Merveilles — Procession à l’Île-Barbe

Indiquons quelques-unes des fêtes religieuses, ou mieux, des représentations dramatiques, qui attiraient les foules, et qui leur tenaient lieu de religion.

La fête dite des Merveilles fut célébrée du dixième au douzième siècle, mais son origine échappe à toutes les recherches. À Lyon, elle était sous le patronage de l’Église collégiale qui se rendait, sur la Saône, au bourg de Vaise, à l’église de Saint-Pierre, dans un superbe bateau.

Le Chapitre et les prêtres y rencontraient le clergé de Saint-Just et de Saint-Paul, ainsi que les moines de l’Île-Barbe et d’Ainay. Tous entraient alors dans des nacelles, parées de feuilles, de banderoles, de flambeaux et de riches draperies. Un long cortège de bourgeois suivait. On descendait la Saône en chantant des Litanies et des Antiennes. La foule se pressait sur les deux rives. Des centaines d’individus étaient entassés dans un autre grand bateau, nommé le Bucentaure.

Arrivé au Pont de pierre, on précipitait du pont dans le fleuve un taureau vivant, ayant soin d’observer de quelle manière il tourbillonnait, pour en tirer, comme les païens, des présages d’avenir (Michelet, Histoire de France, II, p. 85). Les barques alors de poursuivre l’animal à toutes rames. Dès qu’on l’avait saisi, on l’emmenait pour l’égorger, puis l’écorcher, dans une étroite rue qui subsiste encore. (Rue Ecorche-Bœuf). On faisait alors une distribution de sa chair, que l’on mangeait au repas suivant.

La procession continuait jusqu’à Ainay et le clergé revenait enfin, par terre, chantant le Miserere, pour finir par une messe, célébrée à Saint-Nizier (Montfalcon, I, 354).

Cette fête burlesque, pour ne pas dire ignoble, ne cessa que vers la fin du quatorzième siècle et fut remplacée, selon les découvertes du temps, par un feu d’artifice, sur le pont de Saône, le jour de la saint Jean (Cochard. Description de Lyon, p. 204).

La célèbre Île-Barbe avait aussi ses réjouissances.

L’historien Rubys nous a conservé une longue description de cette fête, qui se célébrait le jour de l’Ascension. En voici quelques mots :

Le maître des ports, avec les magistrats et les sergents, allait poser les armoiries du roi de France dans la Saône, pour indiquer par là que ce fleuve lui appartenait. Ils avaient aussi soin d’ôter l’écusson du duc de Savoie, que les officiers de Bresse y posaient ordinairement la nuit précédente. La cérémonie achevée, on revenait avec tambours, fifres, trompettes, clairons, et « tant d’artifices de feu, canonades et pétars, qu’il semblait que la rivière de Saosne fut un nouveau Gibel ».

« Le beau jour :

A Dieu, séjour (repos)

Demourez, vous et les vostres,

Pour en ce lieu

Dire à Dieu

Vos dizains et patenostres » (1539). (Archives du Rhône, I, p. 358).

 

3.5.4        L’évangéliste Valdo — Son œuvre à Lyon et dans l’Europe

Pierre Valdo (*), dont on ne connaît guère ni l’année, ni le lieu de la naissance, demeurait à Lyon, dans une rue voisine de l’église Saint-Nizier, appelée plus tard, après l’expulsion des Vaudois, la Maudite (**).

 

(*) On trouve aussi Jean Valdo, ou mieux Valdès, qui est le nom qu’il porte dans les vieux auteurs, et jamais celui de Pierre. M. Reuss croit donc que Valdès (Valdis) désigne, avec sa terminaison méridionale (es, ez), un rapport d’origine, et qu’il a pu donner lieu à la forme Valdensis. « Le nom de Valdez, dit-il, subsiste encore aujourd’hui ; comme il signifie proprement « de Valdo », il faut sans doute y ajouter un nom de baptême. Valdo est un nom d’origine germanique comme la plupart des noms français de cette époque » (Revue de Théologie, II, p. 332).

(**) Aujourd’hui, rue Vandran, du nom d’une famille qui y demeurait au XIVe siècle (Péricaud, p. 39).

 

C’était un riche marchand, qui se voua à l’œuvre de l’évangélisation d’une manière inattendue. Un soir, comme il s’entretenait avec quelques amis, soudain l’un d’eux tombe mort. Coup de foudre pour Valdo ! À ses yeux, toutes les gloires, toutes les vanités de la terre sont là, frappées devant lui, frappées de la main de Dieu ! Il comprend qu’il lui faut vivre d’une vie nouvelle, d’une vie impérissable. Âme ardente, il se dépouille de tous ses biens, prenant l’Écriture à la lettre, et surtout dégoûté de tout ce faste qu’on donnait alors pour de la religion : l’argent des ventes est abondamment distribué aux pauvres, et l’exemple d’une telle charité gagne d’autres marchands, qui se rallient autour de Valdo (1160).

Antérieur de près d’un demi-siècle à François d’Assise, et n’ayant jamais, comme lui, fléchi sous le joug de Rome, (ce qui suffit pour expliquer la différence de la conduite du Saint-Siège à l’égard de deux hommes qui comprenaient les textes bibliques de la même manière et qui, avec des connaissances inégales, poursuivaient consciencieusement le même but) ; Valdo voulut fonder une société pour les « pauvres en esprit ». Ceux-ci, qu’on appelait déjà les Apostoliques, répandront, selon leurs dons, l’Évangile à Lyon et dans les pays voisins.

Mais ce n’est point un savant que Valdo, il a besoin de se faire expliquer lui-même l’Évangile pour pouvoir instruire le peuple ; puis, pour réformer cette Église corrompue, pour la ramener à Christ, après l’avoir dépouillée de ses traditions, de son opulence, de ses habitudes scandaleuses, il lui faut un bras puissant, et il a compris que celui de la chair, de Valdo, ne suffirait pas dans cette grande lutte ! Il s’arme donc de l’épée de l’Esprit qui est « la Parole de Dieu » Éph. 6:17.

Il charge un grammairien, Étienne d’Anse, de traduire la Bible, en langue romane (celle du peuple), en se conformant au texte de la Vulgate. Étienne dicte sa traduction à un jeune homme, Bernard d’Ydros, qui fut ensuite prêtre à Lyon (*), et Valdo, à mesure que quelques livres s’achèvent, les répand parmi le peuple. Celui-ci, formant des groupes nombreux, s’assemble dans les rues, sur les places publiques, dans les champs avec des souliers coupés par dessus (**), des capes semblables à celles des religieux et néanmoins conservant toujours une longue chevelure, comme les laïques (Colonia, II, p. 247).

 

 (*) C’est un vieil inquisiteur des Vaudois, habitant Lyon en 1223, Étienne de Belleville, qui est notre autorité. Il écrivit à Lyon (1225) son livre De Septem donis Spiritus Sancti, qui a été exhumé des Manuscrits de la Sorbonne. Il connaissait bien les Vaudois, et spécialement d’Ydros, le secrétaire de Valdo. Incepit, illa secta per hunc modum, secundum quod ego a pluribus, qui priores eorum viderunt, audivi, et a sacerdote illo, qui satis honoratus fuit et dives in civitate Lugdunensi et amicus fratrum nostrorum qui dictus fuit Bernardus Ydros qui, cum esset juvenis et scriptor, scripsit dicto Waldensi priores libros pro pecunia in Romano quos ipsi habuerunt, transferente et dictante ei quodam grammatico dicto Stephano de Ansa qui postea beneficiatus in eccles. majore Lugd. promotus in sacerdotem de solario domus corruens morte vitam subita finivit. Quem ego sœpe vidi. Quidam dives rebus in dicta urbe dictus Waldensis audiens Evangelia cum non esset multum literatus, curiosus intelligere quid dicerent, fecit pactum cum dictis sacerdotibus, altero ut transferret ei in vulgari, altero ut scriberet quœ ille dictaret ; quod fecerunt. Similiter multos libros Bibliœ et auctoritates sanctorum multos per titulos Congregatas quas sententias appellabunt. (Voy. Du Plessis d’Argentré, Collect. judicior., I, 87. R. Th. II, 329).

(**) Appelés, à cause de cela, Insabbatez (sabot, Ital. ciabatta). Plus tard, on leur fera un crime de porter ces sandales, « more Apostolorum ».

 

Les secrétaires de Valdo faisaient encore des extraits, tirés des ouvrages des Pères de l’Église, sur la foi et ses œuvres, et on les distribuait également, sous le nom de Sentences.

En déployant tout ce zèle, en prêchant lui-même au peuple, Valdo ne croyait dépasser en rien les droits qu’il avait comme chrétien, et ne songeait nullement à se séparer de l’Église romaine. Mais l’archevêque, Jean de Bellemains, en jugeait tout autrement que le candide disciple de l’Évangile. Peut-il permettre qu’on prêche une doctrine comme celle- ci, « tout bon laïque est prêtre ; il a le pouvoir de lier et de délier, et d’administrer les sacrements, puisqu’il n’existe point de transsubstantiation entre les mains des mauvais prêtres » (*). Aussi de Bellemains s’empresse-t-il d’interdire la prédication à Valdo. Les Vaudois (**) déclarent alors qu’ils obéiront à Dieu, plutôt qu’à l’homme, et ils en appellent au Pape.

 

(*) Dans leur Confession de foi (postérieure à 1530, quoiqu’on en dise), les Vaudois s’expriment ainsi :

Nos cresen que li Sacrament son signal de la cosa Sancta, o forma vesibla, e tenem esser bon que li fidel uzan alcune vez d’aquisti dict signal, o forma vesible, si la se po far. L’auteur de l’Hist. gén. des Égl. vaudoises, Léger, ajoute, d’après Thuanus, (1. VI), que les Vaudois regardaient l’Église Romaine « comme ayant renoncé à la foi et doctrine de Jésus-Christ, estait la paillarde de Babylone, et, l’arbre stérile que Christ a maudit en l’Évangile, et commandé de l’arracher… que la vie des moines était diabolique... que le purgatoire, la messe, le culte des saints, et les prières pour les morts, n’estaient que l’invention de Satan » (Léger, L. I, c. 25. édit, in-fol., M.DC.LXIX).

(**) On les appelait encore les Léonistes, (de Leona, Lyon), et les Pour de Lyon (Pauvres).

 

En effet, ils députent des délégués auprès d’Alexandre III, pour le prier d’autoriser l’existence de leur société, et d’approuver leur traduction de la Bible.

Le Concile de Latran était assemblé (1170). Un franciscain anglais, Gautier de Mapes, qui y était présent, nous a raconté l’arrivée des députés. Ils se présentèrent, écrit-il, avec un Psautier et avec d’autres livres bibliques, en français, et ils demandèrent au Pape la permission de prêcher.

De Mapes fut nommé membre de la commission chargée d’examiner la demande des envoyés ; il dit que ceux-ci lui parurent des ignorants, et qu’il était surpris que le Concile eût cru devoir s’occuper de tels hommes. Il ajoute qu’il s’était entretenu avec deux d’entre eux qui lui avaient paru des chefs, qu’à la vérité, il ne s’était pas enquis de leur foi, comme chrétiens, mais qu’il les avait plutôt interrogés sur les termes scholastiques qu’emploie l’Église, et que leurs réponses avaient bien servi à le divertir.

Le Pape renouvelle la défense de l’Archevêque, et congédie les Vaudois. L’excommunication n’allait point tarder. Lucius III la lance, en 1183, (Gieseler, 1184), au Concile de Vérone.

« Nous déclarons que les Cathares, les Patarènes, et ceux qui s’appellent les Pauvres de Lyon, demeurent sous l’éternel anathème.

Et parce que quelques-uns, sous une apparence de piété, mais ayant renié la foi, comme dit l’Apôtre, s’arrogent l’autorité de prêcher, au lieu que le même Apôtre dit : Comment prêcheront-ils, s’ils ne sont envoyés ? — Nous renfermons sous la même sentence d’éternel anathème, tous ceux qui, ayant reçu la défense, ou n’étant pas envoyés, prétendent cependant prêcher publiquement ou en particulier, sans l’autorisation du Siège apostolique ou des évêques de leurs diocèses respectifs ; comme aussi tous ceux qui ne craignent pas de maintenir ou d’enseigner, sur le sacrement du corps et du sang de Notre Seigneur Jésus-Christ, sur le Baptême, la rémission des péchés, le Mariage, ou aucun autre sacrement de l’Église, des opinions différentes de ce que la sainte Église de Rome prêche et observe... » (Cité par E. Guers, Histoire de l’Église, p.272).

Alors, prenant fièrement leur parti, les uns se dirigent vers les provinces du Sud, aussi loin que l’Aragon ; d’autres s’en vont, vers le nord de l’Italie, principalement à Milan (Pauperes de Lombardia). Partout ils montrent le même zèle à répandre la connaissance des Saintes Écritures, à les étudier et à les expliquer au peuple.

Ils trouvèrent aussi une retraite dans les Hautes-Alpes, aux lieux où Claude de Turin avait autrefois travaillé et où s’abritaient maintenant les sectateurs de Henri de Lausanne et d’Arnaud de Brescia, adversaire de Rome.

D’Aubigné, dans son Histoire universelle, (L. II) parle d’un grand nombre de Vaudois qui s’établirent plus tard en Picardie, chassés par la persécution, et de trois cents maisons de gentilshommes que Philippe-Auguste y fit raser. Louis, fils aîné de Philippe, fit la guerre à ceux qui s’étaient retirés en Provence et dans le Languedoc.

Pierre Valdo se fixa, d’abord, dans les Pays-Bas ; passa ensuite en Allemagne, et, enfin, il s’arrêta en Bohême, où il mourut (1179). Il avait héroïquement servi son maître près de vingt ans.

 

3.5.5        Opposition aux Évangélistes — Lutte — Proscription

Voulant donner une idée complète de la manière dont on traitait les premiers disciples de Valdo, et de la manière aussi dont ils savaient se défendre, en présence de leurs juges, rapportons, avec quelques détails, les curieux débats qui eurent lieu au Concile de Narbonne en 1190.

L’archevêque Bernard Gaucelin (*) présidait. L’affluence de clercs et de laïques était grande. Les deux partis nommèrent un juge ; ce fut un prêtre, de noble race, homme d’une grande éloquence, Raimundus. On produisit ses preuves dans les deux camps. Les catholiques accusèrent les Vaudois de répandre certaines petites lettres « mal sentant de la foi ». Les Vaudois répondirent à chacune des accusations à part. Les uns et les autres étaient pourvus de leurs autorités et les citèrent. La conférence traîna en longueur. Le tout entendu, Raimundus donna sa sentence par écrit et prononça les Vaudois hérétiques, à l’endroit des petites lettres (**).

 

(*) Il avait autrefois assisté au Concile de Lombres (1165 ou 76), où quelques hérétiques, découverts dans la province de Toulouse, avaient été condamnés (Monastier, Hist. des Vaudois, I, 60.)

(**) Et hereticos esse in capitulis, de quibus accusati fecerant, pronunciavit.

Voy. Bernardus Abb. Fontis calidi contra Valdenses. (Prim. ed. J. Gretser in Triade Scriptorum adv. Wald. ; ensuite in Bibl. P. P. Lugdun. XXIV. 1585.) (Gieseler, Hist. Eccl., III, p. 420).

 

En frappant ainsi les Vaudois, le juge montrait du reste une grande sollicitude, pour d’autres ; car la chronique nous assure que c’était aussi un avertissement qu’il donnait à certains clercs illettrés et sans expérience, qui, « en ne résistant pas à l’envahissement de l’erreur, avaient été un scandale à leurs ouailles » (*).

 

(*) Hœc autem omnia fecimus maxime ad instruendos vel commonendos quosdam Cleros qui, vel imperitia vel librorum inopia laborantes, hostibus veritalis non resistendo, facti sunt in offensionem et scandalum fidelibus, quibus prœsunt. (Ibidem.)

« Sire, …

Vos scrupules font voir trop de délicatesse ».

 

Les chefs d’accusation portaient entre autres points : révolte contre l’Église officielle, et prédications faites par tous sans distinction d’âge et de sexe.

On le voit donc, répandre la Bible, par des écrits ou de vive voix, était le crime capital des accusés, aux yeux de leurs adversaires. Ceux-là avaient bien cité des hommes pieux, des laïques, que Grégoire-le-Grand avait autorisés à disséminer la Parole de Dieu, et le sentiment même de ce Pape, que « quiconque avait reçu dans son cœur la voix de l’Esprit d’amour pouvait exhorter ses proches, même au dehors ». Ils avaient de plus déclaré, d’après l’Écriture, (Jean 12:35 ; 2 Cor. 6:2 ; Gal. 6:10 ; Eccl. 9:10 ; Ps. 105:1) que les aumônes ne servaient de rien aux morts endormis en Christ, pas plus que les jeûnes ou les prières ou les messes, mais on leur avait répondu tout simplement « que telle était la profondeur des Écritures, que non seulement les simples et les ignorants, mais encore les sages et les savants ne sont pas pleinement capables de les comprendre ». De là vient qu’autrefois il avait été statué dans la loi divine « qu’une bête qui toucherait la montagne serait lapidée », et cela, de peur que quelque âme, dans sa simplicité, dans son ignorance, n’allât s’imaginer pouvoir atteindre les hautes cimes de l’Écriture ou la prêcher aux autres. On s’était écrié : L’Écriture ne nous dit-elle pas « de ne pas affecter les choses hautes ? » et un Apôtre n’ajoute-t-il pas, « si quelqu’un croit savoir quelque chose, il n’a encore rien connu comme il faut connaître ? » (*)

 

(*) Innocent III, aux fidèles de Metz (1199), lib. Il, ep. 141, et aussi Decr. Greg., lib. 5, tit. 7, c. 12.

 

À de telles citations, qu’avait-on à répondre ?— Qu’elles ne se rapportaient, ni à la lecture de l’Évangile ni à sa prédication par les simples, mais, qu’attaquant l’orgueil dans les cœurs, elles frappaient les docteurs aussi bien que les autres, et, qu’enfin, c’était à des simples que le même Apôtre disait : « cherchez les choses qui sont en haut » (Col. 3:1).

Mais on eut plus tôt fait de lancer un édit, à l’instar d’Alphonse II, roi d’Aragon, (1194) déclarant « Que dès ce jour et désormais, si quelqu’un osait recevoir chez lui, ou entendre ailleurs la pernicieuse prédication des Vaudois ou Pauvres de Lyon ; si quelqu’un leur portait de la nourriture ou leur accordait quelque bienfait, qu’il sache qu’il encourra l’indignation du Tout-Puissant et la nôtre aussi (*), que ses biens seront confisqués, sans appel de jugement, et qu’il sera puni comme coupable du crime de lèse-majesté ».

« … Nous entendons, de plus, que tout noble ou roturier qui trouvera dans nos états quelqu’un de ces misérables, lequel ayant connaissance de cet édit depuis trois jours… voudrait user de ce délai, sache que s’il les vexe, les maltraite et les poursuit, sans cependant les faire mourir ni les estropier, il ne fera rien en cela qui ne nous soit très agréable et dont nous ne lui sachions bon gré... » (**).

 

(*) Indignationem omnipotentis Dei et nostram se noverit incurisse.

(**) Voy. d’Argentré, i 83 (édit. Venet). In Nic. Eymerici directorio Inquisitorum, p. 282.

 

3.5.6        Mœurs des Évangélistes Vaudois

Il importe de connaître les mœurs des Vaudois.

Invoquons ici le témoignage d’un célèbre inquisiteur, Rainier, de l’ordre des Frères Prêcheurs. Il avait été, paraît-il, dix-sept ans membre de l’Église Vaudoise. D’abord il exprime l’opinion que c’est par la traduction de la Bible, en langue vulgaire, que les Vaudois sont parvenus à se propager en si grand nombre, il ajoute qu’il avait lui-même vu un paysan qui pouvait réciter par cœur tout le livre de Job et qu’il connaissait d’autres personnes qui savaient de même tout le Nouveau Testament ; puis Rainier décrit ainsi les Vaudois : « D’entre toutes les sectes qui ont déjà existé, il n’y en a point eu de plus pernicieuse à l’Église que celle des Léonistes (nos Vaudois) ; parce qu’elle est la plus abondamment répandue, car il n’est presque pas de pays où elle ne se trouve. Ajoutons, que tandis que les autres sectes repoussent leurs adhérents par le caractère blasphématoire de leurs doctrines, les Léonistes affectent un bel air de piété. Ils mènent une vie chrétienne devant les hommes ; ils sont très orthodoxes dans leur doctrine sur la nature de Dieu, car ils ont adopté tous les articles du Symbole. Seulement ils disent du mal de l’Église romaine et de son clergé, et ils trouvent des hommes disposés à les entendre ». Le même écrivain représente ces hérétiques, (et il a principalement en vue les Léonistes), comme disant : « Chez nous, les hommes et les femmes enseignent, et qui n’est qu’un élève de sept ans, peut déjà instruire les autres. Chez les catholiques, c’est à peine, si l’on trouve un maître qui puisse répéter mot à mot trois chapitres de la Bible : mais, chez nous, c’est assez rare de trouver un homme ou une femme qui ne puisse réciter tout le Nouveau Testament en langue vulgaire » (*). Puis, ayant toujours devant lui les Vaudois, Rainier continue : « leurs mœurs sont bonnes et modestes ; ils s’abstiennent de jurer, de mentir, d’user de ruses ; ils ne se livrent à aucun trafic ; ils vivent de ce qu’ils gagnent par le travail de leurs mains et de jour en jour. Des cordonniers même enseignent chez eux. Ils n’amassent point de fortune, mais se contentent des choses indispensables à la vie. Ils sont également chastes, (et il ajoute) surtout les Vaudois. Jamais on ne les trouve hantant les cabarets ; ils ne fréquentent point les bals ni autres lieux de vanités ; ils règlent leurs passions ; ils sont toujours à l’œuvre, et à cause de cela, ils ne peuvent pas beaucoup apprendre, ni enseigner, ni prier » (**).

 

(*) Voy. Rainier, Contre les Hérétiques. 1. C., ch. VIII. Cité dans Neander’s Church Hist. VIII, p. 431.

(**) Ch. VII.

 

3.5.7        Littérature religieuse et œuvre biblique des Vaudois

J’ai sous les yeux une savante dissertation de M. le professeur Herzog, de Halle, sur « l’origine et les doctrines » primitives des Vaudois, ainsi qu’une autre, non moins remarquable, de M. le professeur Reuss, de Strasbourg, sur les « traductions Vaudoises », de la Bible (*).

 

(*) Revue Théologique. (Strasbourg.) Décembre 1850, et juin 1851.

 

Le lecteur ne peut se passer de connaître les importantes et nouvelles conclusions auxquelles ces deux savants, avec d’autres, sont parvenus, par l’étude consciencieuse des écrits des Vaudois.

Je vais essayer de les lui présenter d’une manière succincte et populaire.

Parlons d’abord des écrits Vaudois. Il s’agit de quatre manuscrits, (Bibl. de Genève) qui, selon les historiens Perrin, Leger, Monastier, le Dr Gilly et d’autres, remonteraient aux années 1100, 1120, 1126 et 1230. Si ces dates sont exactes, les Vaudois des vallées des Alpes seraient bien antérieurs à Valdo, et nous aurions eu tort de considérer ce dernier, avec les historiens Gieseler, Néander, Hahn, les deux professeurs déjà cités et d’autres, comme étant bien le fondateur de l’Église Vaudoise. On le comprend, il ne s’agit ici de dépouiller personne par vanité littéraire, mais simplement, en rendant à César ce qui est à César, de rendre aussi à Dieu ce qui est à Dieu.

La Noble Leçon (*), la première en date (1100), si l’on en croit son frontispice, est loin de remonter à cette année. Qu’est-ce qui prouve, en effet, que c’est à dater de la naissance de Jésus-Christ que l’auteur a voulu qu’on commençât à compter ? Il s’agit bien plus rationnellement de calculer depuis l’Apocalypse, dont le sujet est la fin des choses visibles. Or, au moyen-âge, « c’est à la fin du premier siècle que l’on plaçait la rédaction de ce livre. Il y a plus, le poème cite des paroles censées dans la bouche d’un catholique qui dirait avec mépris d’un sectaire, « C’est un Vaudois, il faut le punir » (Ilh dion qu’es Vaudes e degne de punir). « Or, observe M. Herzog, au commencement du douzième siècle, les catholiques ne connaissaient pas le nom de Vaudois ; pas un document de ces temps n’en fait mention ». Bernard de Font Calde, écrivain de la fin du douzième siècle, ne parle point de Vaudois, sous Lucius II, mort en 1144.

 

(*) Poème provençal, recommandant la piété et les bonnes œuvres, et passant en revue la loi mosaïque, la loi naturelle et celle de l’Évangile. La Nobla Leyezon part de l’idée que le monde « touche aux derniers temps ». Elle commence : Il y a bien mil et cent ans accomplis entièrement que fut écrit le N. T.

 

Vient, en second lieu, le Traité de l’Antichrist ; (1120) c’est Léger qui fixe lui-même l’époque, mais nous aurions encore ici grand tort de croire à la légère, car l’auteur nous parle de Sermons trouvés avec le Traité, et il se règle sur la date de ces Sermons, pour fixer son millésime ; mais ces dates n’appartiennent nullement au texte (V. Perrin) et Léger lui-même a eu des doutes, à l’endroit du Traité sur l’Invocation des Saints, qu’il renvoie arbitrairement du douzième au sixième siècle au moins.

En troisième lieu, paraît le Traité du Purgatoire, de l’an 1126. — Cet écrit cite la Bible, il la cite par chapitres et par versets ; or, on le sait, ce n’est que vers l’an 1240 ou 1250 que Hugues de Saint-Cher introduisit la susdite division d’après Eusèbe et Euthalius. « Cela se voit encore, dit M. Reuss, dans les éditions d’Érasme », et c’est Robert Etienne seulement, continue M. Herzog, qui a introduit la division, en versets, dans son édition du Nouveau Testament de l’an 1551 ».

Enfin voici une Confession de foi, de l’an 1120. — L’erreur est ici palpable. L’histoire nous apprend que les Vaudois députèrent l’an 1530, George Morel et un autre individu, pour conférer avec les Réformateurs suisses, Œcolompade et ses collègues, au sujet de l’impression de la Bible que les chrétiens des vallées voulaient eux-mêmes entreprendre ; puis ils prient Œcolompade de leur indiquer quels sont les vrais livres canoniques des deux Testaments, — et le Réformateur le fait aussitôt.« Mais ces députés ne font en cela, observe M. Herzog, que perdre leur temps, car la liste qu’Œcolompade présente à Morel, les Vaudois peuvent la lire, encore plus détaillée, dans leur propre Confession de foi », si celle-ci est de l’époque prétendue. De plus, Morel apprend du Réformateur que les Vaudois se trompent en croyant qu’il y ait plus de deux Sacrements, et pourtant, d’après l’hypothèse traditionnelle, Morel possède dans les vallées une pièce authentique, où il est dit que les Vaudois ne connaissent que deux Sacrements !

La Confession est donc postérieure à l’année 1530 (*). La doctrine des deux sacrements ne fut déclarée qu’en 1532, au Synode d’Angrogne, et les Vaudois, réfugiés en Bohême, poussèrent les hauts cris, attribuant à des Docteurs étrangers une pareille innovation.

 

(*) Voici un dernier fait que M. Reuss seul a relevé et qui détruit entièrement l’hypothèse de la haute antiquité de la Confession : « Il est étonnant qu’on ait aussi complètement oublié de demander à quelle source les Vaudois auraient pu puiser, avant le seizième siècle, un canon biblique, qui auparavant n’a jamais existé ainsi. En effet, ce canon non seulement sépare soigneusement les livres apocryphes, des livres canoniques, séparation qui n’a jamais été faite officiellement dans l’Église latine depuis qu’il y a été question du canon, mais il connaît aussi deux livres de Samuel et deux livres des Rois, cc qui ne se voit jamais et nulle part avant la Réformation. Les Grecs et les Latins avaient invariablement quatre livres des Rois, et, à moins. qu’on ne veuille soutenir que les pauvres paysans des vallées piémontaises aient su l’hébreu, que ne savait pas un seul chrétien au douzième siècle, je ne vois pas comment on expliquera la présence de ces deux livres de Samuel dans cette liste des livres bibliques. (Revue de Théologie, 1851 p. 327).

 

Quant aux traductions des Écritures, M. Reuss prouve qu’il n’existe point de version antérieure à celle de Valdo (1170). C’est lui qui le premier, comme nous l’avons vu, a mis la main à l’œuvre.

Il s’agit de savoir maintenant, d’abord, de quelle nature était sa traduction ? Était-elle littérale ? M. Reuss pense que non. « Tout ce que j’ai vu, écrit-il, de Bibles du moyen-âge est plus ou moins glossé (commenté) ; les explications, généralement exégétiques, consistent quelquefois dans un mot ou deux. Plus une traduction en langue vulgaire était chose nouvelle, plus elle avait besoin de venir en aide au lecteur par l’interprétation de certains termes qui n’avaient pas encore droit de cité dans cette langue » (*).

 

(*) M. R. a bien raison. G. de Mapes dit, en parlant des députés à Rome.... qui librum domino Papœ prœsentaverunt lingua conscriptum Gallica in quo textus et glossa Psalterii plurimorumque legis utriusque librorum continebatur (Gieseler, III, 415).

 

Pour ce qui tient à l’idiome dans lequel la Bible de Valdo a été traduite, c’est celui de Lyon évidemment, mais « on manque de renseignements suffisants pour continuer vers l’ouest la ligne de démarcation à partir de Genève, afin de la lier à la partie orientale de l’Auvergne (*) ». Était-ce la langue d’Oil, ou la langue d’Oc qu’on parlait alors à Lyon ? Ce point éclairci, celui concernant l’idiome suivra.

 

(*) Mélanges sur les dialectes, par Coquebert de Montbret, p. 29.

 

Enfin, demandons-nous, quelle a pu être l’étendue de la version Vaudoise ? L’Anglais, Gautier de Mapes, qui était à Rome, comme nous l’avons encore vu, parle bien des Psaumes et d’autres portions de la Bible, que les députés Vaudois présentèrent au Pape, mais ce langage est vague, et nous ne pourrions rien en conjecturer, quant au nombre de livres traduits. Ce nombre devait pourtant être considérable, selon le témoignage d’Étienne et d’Yvonet.

Toutes ces questions, on le conçoit, seraient bientôt résolues, si l’on possédait un manuscrit authentique de la Bible de Valdo. En dépit des assertions, dans ce dernier sens, de Perrin, qui assurait avoir eu en mains un exemplaire du Nouveau Testament Vaudois ; de Léger, qui déclare qu’un manuscrit incomplet du Nouveau Testament a été remis à la Bibliothèque de Cambridge et que M. Gilly dit être perdu ; de M. Paulin-Paris, qui pencherait à croire que la version de Valdo serait encore à la Bibliothèque impériale ; enfin, de M. Gilly, qui est allé jusqu’à imprimer 1’Évangile selon S. Jean, « anciennement en usage chez les vieux Vaudois »,preuves ne sont pas assez convaincantes, nous pensons qu’on ne possède plus un tel manuscrit.

M. Reuss croit, avec R. Simon, le P. Le Long, M. Archinard et d’autres critiques, que l’on n’a pas encore trouvé ( s’il existe) le précieux exemplaire Vaudois. Les manuscrits de Zurich et de Grenoble peuvent-ils être attribués à Valdo ? Quant à celui de Lyon, M. Péricaud dit, dans une de ses notes, (page 21) « L’Académie de Lyon possède parmi ses manuscrits, une traduction en langue vulgaire du Nouveau Testament (de Valdo) qui paraît être du quatorzième siècle ». Tout ce que j’ai pu découvrir est le manuscrit, en langue romane, traduction faite au commencement du treizième siècle, mais qui est tout simplement le manuscrit Cathare du Nouveau Testament ; — et j’ajoute que le savant compilateur des Notes et Documents m’a assuré lui-même qu’il avait voulu parler de l’antique document Cathare et qu’il n’en existe point d’autre à l’Académie des Arts de Lyon. Cette version, du reste, est différente de la version Vaudoise, elle est en langue limousine se rapprochant de l’espagnol et qu’on parlait dans le Languedoc.

Quant au manuscrit de Zurich, M. Reuss déclare « qu’il contient une recension du texte roman, faite sur une édition imprimée du Nouveau Testament en grec » ; et comme la première édition du Nouveau Testament parut à Bâle, en 1516, la question de l’antiquité de ce document est encore tranchée.

Ainsi il est prouvé, conclut M. Reuss, que le manuscrit de Zurich, est la copie du travail, non achevé, de quelques savants Vaudois, qui, à l’époque du rapprochement entre son Église et la Réforme allemande (après 1530), avait entrepris de réconcilier son Nouveau Testament roman avec le texte grec ; et qu’il s’est servi, pour cela, de l’une des éditions d’Érasme, ou de l’une des contrefaçons qui en circulaient en grand nombre » (Revue de Théologie, VIe vol., p. 85).

 

M. Reuss croit également que le manuscrit, déposé à la Bibliothèque de Dublin, est du seizième siècle. — Le Codex (8086) de Paris, est une troisième recension. Enfin, le manuscrit de Grenoble (488), dont personne, paraît-il, n’a examiné le texte, est du treizième siècle, d’après Champollion (Idem, p. 342).

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3.5.8        La Foi de Valdo — Les Cordeliers

Revenons à P. Valdo ; quelle foi ne fallait-il pas à cet homme, pour braver l’opposition immense, incroyable qu’il rencontrait chez ses adversaires ? Quel courage, pour soutenir seul le choc de ce puissant Archevêque de Lyon, campé sur son rocher de Pierre-Scise (*), entouré de fortifications, jouissant de prodigieux revenus, disposant de ses chevaliers, damoiseaux, gentilshommes qu’il appelait sous les armes, quand il le voulait, ayant, du reste, à son commandement les seigneurs de Villars et de Thou, les princes de Dombes, etc. Princes et rois venaient, en effet, rendre hommage à l’Archevêque, qui avait encore à leur montrer, outre Lyon (**), et le Comté Lyonnais, la Bresse, la Dombes et le Bugey. Potestas hœc universa et glorià illorum !

 

(*) « La demeure princière de l’Archevêque s’étendait depuis la Chana jusqu’à la Tourette, et depuis le fossé de Pierre-Scise jusqu’à une porte, à Bourgneuf, près S. Paul ». (Montfalcon, I, 365.)

(**) « Cette cité, dit Sismondi, était l’une des plus grandes villes des Gaules : mais elle n’appartenait pas au royaume de France, et les Croisés devaient, en quelque sorte, faire là leur entrée en pays étranger.

Lyon, en effet, s’était enrichi par le commerce et les manufactures, et la population s’était accrue en raison même de ce que la ville, relevant de plusieurs maîtres, n’appartenait proprement à aucun » (Hist. des Français, VI, 94. Cité par Péricaud).

 

Je n’ai pas à parler du passage des Croisés par Lyon, ayant à leur tête Philippe-Auguste et Richard-Cœur-de-Lion (1190), ni de cette lutte de cent ans entre la bourgeoisie et le clergé, et dont la première attaque eut lieu en 1195 (*). Je dirai seulement que c’est l’année 1208, que l’Archevêque et son Chapitre durent céder les clés de la ville au duc de Bourgogne, Eudes III, qui de son côté devait lui fournir cinq gardes pendant la Pâque.

 

(*) Au mépris d’un traité fait avec les citoyens, l’Église percevait des impôts supprimés par ce traité. Les Lyonnais sont déterminés à affranchir leur commune. Cinquante citoyens sont choisis pour veiller à leurs intérêts ; leurs voisins de Bresse et du Dauphiné s’enrôlent sous leur bannière. On se saisit des deux tours alors à l’entrée du pont de Saône, et l’on place une cloche sur une de ces tours, pour convoquer le peuple. Le clergé est vaincu (1208), et il est permis aux citoyens de réparer les fossés de S. Marcel, mais ils ne peuvent faire aucune fortification sans le consentement de l’Archevêque (Péricaud, p. 44).

 

Notons que c’est en 1220, qu’arrivèrent à Lyon les Cordeliers de S. Bonaventure. Un riche seigneur, Grolée de Bresse, leur céda sa demeure et ses jardins, sur la rive droite du Rhône, et les Cordeliers s’étendirent jusqu’à la rue Grenette. On leur bâtit une église et un cloître renfermant quarante cellules avec d’immenses jardins. Bientôt les Cordeliers, devenus à leur tour de riches propriétaires, possédèrent les seigneuries de Francheville et d’Irigny.

Six ans après l’établissement des Cordeliers, Louis VIII, fils de Philippe-Auguste, se rendait à Lyon, à la tête d’une nouvelle armée de Croisés.

Ses troupes s’embarquèrent à Lyon et descendirent le Rhône jusqu’à Avignon.

 

3.5.9        Innocent IV et Frédéric II — L’Excommunication

En 1244, Lyon servait de refuge au Pape, Innocent IV, fuyant la colère de l’Empereur d’Allemagne, Frédéric II. Frédéric était grand ami du Sultan d’Égypte, et, en homme décidé, prétendait avoir le droit de pourvoir, de son chef, aux sièges vacants dans son empire. Le Pape ne pouvait pas pardonner à tant d’audace, et six mois après (juin 1245), il convoque un Concile général dans l’église de Saint-Jean. L’Empereur de Constantinople, Baudoin II et cent quarante évêques, ayant à leur tête trois patriarches latins, s’assemblent en Concile.

Innocent, déployant une grande pompe, se rend à la cathédrale, y célèbre la messe, à la lueur de mille cierges : puis, il révèle cinq grandes douleurs dont il est l’objet et qu’il ose comparer aux cinq plaies de Jésus-Christ ! les voici : la barbarie des Tartares qui désolent la chrétienté, le schisme de l’Église grecque, les hérésies nouvelles et les calamités qui durent toujours en Terre Sainte ; enfin, la cinquième plaie, la grande plaie, provenait de l’Empereur.

Ici le Pape, se donnant libre carrière, dévoile tous les crimes, tous les parjures, toutes les turpitudes de Frédéric II.

L’Empereur avait envoyé trois députés : l’un d’eux, Thaddeus, demanda que son Souverain vînt, en personne, se justifier de ces accusations. « Il n’en sera point ainsi, s’écrie le Pape. Je redoute les pièges auxquels j’ai échappé, et, s’il vient, je pars aussitôt ! » (Montfalcon, I, 386).

Il ne restait plus qu’à excommunier l’Empereur. Le Pape s’y prêta facilement. Alors les prélats renversent leurs flambeaux et les trois députés poussent de longs gémissements, en s’écriant : « Ô jour funeste, jour de courroux ! »

L’Empereur apprend son excommunication et en rit. « Où sont les coffres qui contiennent mon trésor ? » demande-t-il à ceux qui l’entourent. On lui apporte celui qui contenait ses couronnes. « Voyez, dit-il, si elles sont perdues ? »

Toutefois, comme on le sait, l’anathème d’Innocent IV devait allumer une longue guerre.

Lui, loge en paix au cloître de Saint-Just, dont on a soin de fermer les portes chaque soir.

C’est Innocent qui fit commencer la construction d’un pont de pierre sur le Rhône ; le pont de bois qui existait auparavant avait beaucoup souffert du passage de l’armée des Croisés ; il avait même cédé, en 1190, sous le poids énorme de leurs munitions de guerre.

Innocent quitta Lyon, après y avoir séjourné plus de six ans. — Il retourna en Itatie (*).

 

(*) D’après Matthieu Paris, le pape aurait dit un mot affreux, à l’endroit des mœurs, dans son compliment d’adieu. Quando enim primo huic venimus, tria vel quatuor postibula invenimus. Sed nunc recedentes unum solum relinquimus. Verum ipsum durat continuatum ab orientali portâ civilatis usque ad accidentalem (p. 548, édit. Paris, 1644. Péricaud, p. 48.)

Pour réparer ce scandaleux état des mœurs, le Pape fit don au Chapitre d’une rose d’or enrichie d’une cornaline antique et que les chanoines de St-Just montraient au peuple, le dimanche de la Passion !

 

3.5.10    Grégoire X et l’Église grecque.

Un autre Concile général s’ouvrit à Lyon, sous la présidence de Grégoire X, ex-chanoine de l’Église de Lyon. Grégoire voulait réunir les deux Églises en faisant cesser le schisme d’Orient.

On sait que depuis le cinquième siècle, la question de la prééminence épiscopale avait séparé les siéges de Constantinople et de Rome. Une question de doctrine, de haute métaphysique venait aussi barrer le chemin. L’Église de Rome avait ajouté au Symbole dit des Apôtres, à l’endroit où il est déclaré que le Saint-Esprit procède « du Père » ces mots et du Fils.

Vers la fin du neuvième siècle, le Patriarche grec, Phocius avait refusé d’adopter cette addition ; au onzième, le Patriarche Cerulaire consommait le schisme.

Le Pape l’excommunie ; les Turcs s’avancent sur Constantinople ; les derniers empereurs grecs effrayés des agressions de l’ennemi, demandent les uns après les autres la réunion des deux Églises.

C’est pour atteindre un tel but que, le 7 mai 1274, le Pape Grégoire X se trouvait à Lyon, entouré de cinq cents évêques et de mille prêtres.

Grégoire monte au Jubé, et Bonaventure, arrivé pour la solennité, prêche sur le texte : Je ferai venir ta postérité d’Orient et je t’assemblerai d’Occident (És. 43:5).

Les ambassadeurs grecs arrivent, après l’ouverture du Concile : Grégoire les reçoit dans ses bras ! On se rend tous ensemble à la cathédrale, où l’on récite l’Évangile dans les deux langues, et l’on chante également le Symbole : mais à l’endroit en litige, les fameux mots, et du Fils, sont prononcés à deux reprises, à haute voix, et, comme il n’y a point d’opposition, la réunion est opérée.

Grégoire peut maintenant se donner la satisfaction de s’écrier, qu’il n’y a plus d’Adriatique, plus de Bosphore, que l’union est consommée.

Ce qui le réjouissait surtout, c’est que l’Empereur grec, Michel Paléologue, se soumettait à la suprématie de Rome ! (1274).

La comédie jouée, il ne resta plus au Concile qu’à s’occuper de l’état de misère où se trouvait la Terre Sainte, et de la réformation des mœurs.

Grégoire déclare que ce sont les prêtres qui sont cause de la chute du monde moral, et il les presse de réformer leur vie (Art de vérifier les dates, I, 200. Péricaud, p. 50). Au milieu de ces projets d’amendement, on apprend que le prédicateur du Concile, Bonaventure vient de mourir.

 

3.5.11    La religieuse Marguerite — Les Augustins — Couronnement du pape Clément V

Passons une trentaine d’années qui ne nous offrent aucun intérêt religieux et où l’on n’entend que la voix d’une religieuse, la mystique Marguerite de Duyn, chartreuse au monastère de Polleten. Marguerite avait écrit, en patois, un gros ouvrage sur la vie d’une ste Béatrice : son manuscrit se trouve à la Bibliothèque de Grenoble (*).

 

(*) Marguerite avait voulu écrire, à la gloire de Jésus et de la Vierge, « humilement et devotamment à votre edifiment una partie de la honesta et saintta et discreta conversation que cette espousa de Jesu Crit ménet en terre entre les sorors des l’yage de trese ans !» (Péricaud, p. 54).

 

Au commencement du siècle (1301), les religieux Augustins vinrent se fixer à Lyon, sur la rive gauche de la Saône. Les sires de Beaujeu leur donnèrent un emplacement dans le faubourg de Chenevières, hors de la ville, près du quartier des Terreaux, sur lequel ils firent bâtir une maison.

Deux ans après, arrivent les Carmes. Bona est terra quam Dominus Deus noster daturus est nobis ! et deux ans plus tard, Bertram de Goth est couronné Pape, dans l’église de Saint-Just, par Philippe-le-Bel, sous le nom de Clément V.

La cérémonie terminée, la procession descendait la montée du Gourguillon, lorsqu’une terrasse, trop chargée de spectateurs, s’écroule : douze seigneurs sont tués dans la chute, et le Pape échappe à la mort, moyennant la perte d’un des diamants de sa tiare (Montfalcon, I, 411) (1305).

 

3.6       Domination royale (1312)

3.6.1        Philippe-le-Bel et l’Archevêque — La Sénéchaussée — Jean XXII — Les Indulgences et la mâchoire de S. Jean-Baptiste — Pétrarque — La Peste noire — Les Juifs soupçonnés — Un mort

Lyon allait changer de maître. Le roi de France, Philippe-le-Bel et Pierre de Savoie, archevêque de Lyon font ensemble un traité par lequel Lyon est définitivement réuni à la couronne de France (1312). Pierre se réserve néanmoins les droits qu’il avait sur le château de Pierre-Scise et encore celui de battre monnaie, ainsi que la haute inspection sur la fête des Merveilles.

Philippe, de son côté, établit une sénéchaussée à Lyon et fait enfermer vingt-trois cardinaux dans le couvent des Jacobins, jusqu’à ce qu’ils aient nommé un Pape (1316).

C’est que, depuis deux ans, le Sacré-Collège ne s’entendait plus sur le lieu où devait se faire l’élection. Le roi leva la difficulté, et bientôt l’évêque de Porto ceignit la tiare sous le nom de Jean XXII.

Il fut sacré à Saint-Jean et se rendit ensuite à Avignon.

De telles nominations n’étaient point de nature à relever l’état de la religion à Lyon, pas plus que les indulgences que le pape Clément accordait, en 1330, à l’Église collégiale pour l’aider à couvrir d’énormes frais de construction auxquels le Chapitre se livrait. Mais l’Église récompense le zèle de ceux qui se rendent à ses offices. Elle possédait heureusement un os de la mâchoire de S. Jean-Baptiste, qu’elle renfermait dans un vase d’or, et tous ceux qui visitaient la cathédrale, depuis le midi de la Saint-Jean jusqu’au lendemain, et qui contribuaient par leurs aumônes à la réparation de l’édifice, gagnaient les mêmes indulgences que les fidèles qui visitaient à Rome les Basiliques de Saint-Jean-de-Latran ou de Saint- Pierre (*).

 

(*) Péricaud, p. 63 :

C’est à cette époque, 9 août 1331, que l’illustre Pétrarque passait à Lyon, de retour d’un voyage en Allemagne. Il quittait Cologne et se dirigeait sur Rome. — Mais il resta à Lyon, en attendant que les grandes chaleurs fussent passées. On sait, que Laure était à Avignon. C’est à elle qu’il écrivit de Lyon son CXLIII sonnet :

 

Du seuil hospitalier où je viens de m’asseoir,

Au déclin de ce jour dont j’entrevois le soir,

J’avais presque frémi d’un tel excès d’audace…

 

Mais ma frayeur s’envole à l’aspect enchanteur

De ce riant paysage, de ce fleuve qui passe,

Et va porter son onde où j’ai laissé mon cœur.

(Ch. Bréghot, Nouveaux Mélanges, II, p. 343).

 

Tout ceci n’empêcha point la terrible peste noire de faire invasion à Lyon (1348), après avoir ravagé presque toute l’Europe.

Le fléau descendit des Alpes et se jeta en même temps sur le Dauphiné, la Provence et la Bourgogne. Le malheureux qui en était frappé, éprouvait aussitôt des crampes violentes, une douleur qui le foudroyait, puis une fièvre ardente, accompagnée de vomissements, et sa peau se couvrait de taches noires, son corps devenait froid, son haleine fétide, son sang corrompu et un calme de mort se répandait sur sa figure ! un tombereau passait dans la rue pour recevoir les cadavres qu’on jetait dans une fosse commune (*).

 

(*) Le Musée de Lyon possède une inscription en langue vulgaire (N° 13), découverte dans un mur de la rue Masson. C’est une épitaphe constatant qu’une chapelle et un autel ont été élevés par un père il la mémoire de sa femme et de ses fils, liquax (laquelle) mare et filii murirent el tems de la mortalitas (Péricaud, p. 66).

 

Les Juifs ne pouvaient manquer d’être accusés d’avoir empoisonné les fontaines, et même, par leurs conjurations et leur magie, d’avoir corrompu l’air ! On assura, de plus, que les Maures d’Espagne, ainsi que les Juifs et les lépreux d’Europe, se disposaient à détruire d’un seul coup toute la chrétienté. — Quel fut le sort des incriminés ? l’histoire n’en parle point, mais nous pouvons le deviner.

Elle raconte, à la place, un différend survenu entre l’Archevêque et son Chapitre (1363). Le Prélat, prétend, en sa qualité du plus fort, avoir droit à toute la dépouille des prêtres morts dans son Église. Le Chapitre revendique sa part. On transige, et l’Archevêque se contente de toucher 15 florins de bon or pour le lit et la défroque d’un chanoine titulaire ; 10, pour celle d’un simple chanoine, et 6, pour celle des chapelains perpétuels (Gallia Christ, IV. Péricaud, p. 11).

 

3.6.2        Lyon comme ville au moyen-âge — Le privilège des nobles — Inspection de l’abbaye de l’Île-Barbe — L’impôt sur les Juifs

La fin de ce siècle ne nous offrant guère plus de faits qui rentrent dans notre sujet, décrivons rapidement l’aspect de Lyon, comme ville, à cette époque.

Nous y trouvons six portes reliées entre elles par des fortifications ; dans l’intérieur, des rues étroites, mal éclairées de jour, impraticables de nuit, à moins de se faire précéder de flambeaux. Dans un siècle, et à l’occasion de l’entrée de Charles VI dans Lyon (1389), on se mettra à paver quelques rues ; quelques vitres distinguent déjà les maisons des riches.

Les sciences et les arts ne prospèrent point. Les mœurs publiques sont bien bas, comme on va en juger par quelques lignes caractéristiques. Elles sont extraites d’un document contenant les anciens privilèges de Villefranche en Beaujolais.

« Si un seigneur bat un bourgeois de Villefranche, avec sang et tumeur, il sera condamné à soixante sous. Un coup de poing coûte trois sous ; un soufflet, moins dangereux, mais plus humiliant, en coûte sept ».

Voici qui est encore plus naïf.

« Un mari peut battre sa femme tout à son aise, sans que le magistrat ait rien à y voir, à moins qu’elle ne succombe sous les coups » (*).

 

(*) Si burgensis uxorem suam percusserit, seu verberavit, dominus non debet inde recipere clamorem, nec emendam petere, nec levare, nisi illa ex hac verberatura moriatur, (Nouv. Archives du Rhône, I, 146. — Traduction de Henry Durieu. Péricaud, p. 15).

 

Rassemblons encore quelques traits épars.

« À Lyon, l’abbé d’Ainay, par ordre de l’Archevêque, visite le monastère de Ste-Barbe pour s’informer de la vie et des mœurs du prieur » (1350).

Les prêtres de Saint-Nizier refusent de faire l’enterrement d’un homme, sur le refus qu’on avait fait de livrer le lit du trépassé.

L’abbesse du riche monastère de Saint-Pierre-les-Nonains fait porter une crosse devant elle, et reçoit en souveraine l’hommage de seigneurs tout puissants (Montfalcon, I, 481).

Enfin, un homme et une femme convaincus d’adultère sont condamnés à courir et à trotter nus, depuis la prison jusqu’aux confins de la juridiction (Ordinamus currendos et trotandos nudos. Péricaud, pages I, 25, 27).

Quant aux malheureux Juifs, on les chasse de la rue qu’ils habitaient (aujourd’hui rue Dorée). On fait payer vingt livres tournois à tout juif qui entre dans Lyon. Un autre impôt frappait le Juif de quatre deniers, et une Juive enceinte du double. « Ce n’est que par un édit de Louis XVI (1784), observe M. Péricaud, que les Juifs ont été affranchis des droits de péage corporel qu’ils payaient encore à cette époque, dans quelques parties du royaume, notamment en Alsace et à l’entrée de la ville de Strasbourg, suivant plusieurs tarifs et pancartes, par lesquels ils étaient assujettis à une taxe corporelle qui les assimilait aux animaux ».

On finit par les bannir. C’était plus humain.

Les conseillers de la ville montrèrent un peu plus d’égards aux anciens « Pauvres de Lyon ». Était-ce parce qu’on n’avait plus à les craindre ? Toujours est-il que l’évêque de Viviers et le juge de Beaujolais, qui se rendaient à Rome, furent chargés de demander au Pape de faire abolir les malédictions qu’on lançait les vendredis et samedis de la Semaine-Sainte « contra pauperes de Lugduno » (Péricaud, p. 63).

 

3.6.3        Vincent Ferrier — Les Foires de Lyon — L’Imprimerie — J. Gerson — François de Paule

Le quinzième siècle avait débuté à Lyon par la présence d’un prédicateur distingué de l’époque. Vincent Ferrier nous est décrit comme arrivant dans les villes, monté sur un âne, entouré de grands seigneurs, puis prêchant en plein air, et, le sermon fini, faisant découvrir les épaules de ses auditeurs pour qu’ils se flagellassent les uns les autres selon la gravité de leurs péchés.

Il paraît que Ferrier produisit, par son éloquence, une telle impression sur le peuple, que les confesseurs ne suffisaient plus aux pénitents, et que des notaires accompagnaient le dominicain pour dresser acte des biens que les criminels restituaient.

La civilisation est maintenant en progrès, et le commerce prend un grand développement. En effet, les Foires, ces immenses maisons de change, qui constituèrent une des gloires de Lyon (Celeberrimum totius Europœ Emporium), prennent alors naissance. Les riches négociants y apportaient leurs marchandises en toute franchise de droits, et les marchands y affluaient de Venise, de Florence, de Lucques, d’Espagne et d’Allemagne, pour être placés sous la protection du Gardiateur de Lyon.

C’est à Louis XI que l’on doit l’établissement de quatre de ces foires par an. Il fit aussi venir à Lyon des ouvriers italiens qui montèrent une fabrique de drap d’or et de soie.

On sait que dès le treizième siècle, les Papes avaient introduit à Avignon, leur résidence, le tissage des étoffes de soie (Montfalcon, I, 547).

Mais ce qui nous intéresse le plus, c’est l’introduction de l’imprimerie à Lyon.

Un riche citoyen, Barthélemy Buyer fit imprimer le premier (par G. Régis), dans sa maison, située sur le Quai de Saône, le Compendium du cardinal Lothaire, depuis Innocent III (1473). Des presses du savant Buyer sortirent d’autres ouvrages ; entre plusieurs, la Légende dorée (1476), le Nouveau Testament (*), édition à deux colonnes, et le Miroir de la Vie humaine (1477), traduit du latin par l’évêque de Zamora.

Nous ne terminerons pas le quinzième siècle sans mentionner la présence à Lyon de deux hommes célèbres dans les annales de l’Église : l’un arrive au commencement du siècle, l’autre, vers la fin.

L’illustre chancelier de l’Université de Paris, Jean Gerson, fuyait la persécution. Il traverse les Alpes et vient à Lyon, en 1419. Il se réfugie auprès de l’Archevêque, son ami. Gerson vécut dix ans à Lyon, instruisant les enfants et composant, selon M. Montfalcon et d’autres savants, ce petit livre qui porte à toutes ses pages le cachet d’une vraie dévotion : on comprend qu’il s’agit de l’Imitation de Jésus-Christ (**).

Gerson mourut le 12 juillet 1429. Selon la tradition, il faudrait croire que son tombeau fut bientôt le théâtre de grands miracles. Charles VII y fit construire un autel que les Calvinistes renversèrent en 1562.

L’autre personnage est François-de-Paule (1472), « ce vray mirouer et exemplaire de saincteté ». Femmes, enfants, vieillards, se pressaient sur son passage, s’estimant très heureux « s’ils pouvaient toucher ses habits ou quelque chose du sien » (Rubys, p. 344).

 

(*) C’est Fr. Julien Macho qui traduisit le N. Testament, avec l’aide d’un docteur, tous deux du couvent des Augustins.

M. Péricaud cite l’Oraison dominicale d’après ce précieux document.

Notre père qui es au ciel ton nom soit sanctifié ton règne adviengne ta volonté soit faicte en terre si comme elle est au ciel. Sire, donne nous auiourdhuy nostre pain de chascun jour et nous pardonnes nos pcches ainsi comme pardonnons à ceulx qui nous meffont et ne nous maine mie en temptacion... mais deliures nous de mal. (Péricaud, p. 82 (année 1477). Julien fit encore paraître, sans date, la vraye exposicion et declaracion de la Bible tant du vieil que du nouvel Testament.

(**) En 1577 parut à Lyon, à l’enseigne de Jesus, une traduction de ce livre, portant pour titre, Jean Gerson, de l’Imitation de Jésus-Christ. Cette traduction devait être, dans l’intention de ses éditeurs, un puissant antidote contre l’hérésie, s’il faut en croire l’avant-propos : « J’ai voulu communiquer (ce livre) à ceux de nostre nation, de nostre propre langue, par ce moyen espérant faire perdre et oublie la coustume presque dommageable et pernicieuse au salut des ames de livres farcis et remplis, non seulement de sentences envenimées, mais aussi d’hérésies par lesquelles et l’honneteté des bonnes mœurs a été corrompue et la foi et vraye religion intéressée et grandement brouillée, pour que chacun se licentie et donne congé de lire toutes choses qui se présentent, en prenant garde de mettre la main au plat plein de viandes venimeuses, et en machant, avaler le morceau qui empoisonne et détruit la vie de la foy et de l’ame ». (Péricaud, p. 41.)

 

4         Seconde partie : La Réforme à Lyon

Superna quœramus.

4.1       Chapitre 1 : Origines de la Réforme

4.1.1        La Sécheresse — Sancta Maria — Ovation de l’Archevêque — Le Souper — Les Foires interdites — Sire Dieu, miséricorde !

Souventes fois il me disait que Dieu renouvellerait le monde et que je le verroye ! C’est dans le cœur du jeune Farel que le vénérable Le Feuvre d’Étaples laissait tomber ces paroles prophétiques avant 1512. Nous allons assister à leur accomplissement.

En effet, nous voici sur le seuil du seizième siècle, siècle de réveil spirituel, en même temps que de souffrances, et de cruelles persécutions pour ceux qui auront le courage de professer leur foi, mais siècle que nous devons bien connaître, car nos secondes origines (on sait jusqu’où remontent les premières), comme des pierres précieuses que la vase a longtemps recouvertes, s’y trouvent cachées.

Rien ne semble présager la Réforme aux yeux d’un observateur superficiel. Les ténèbres sont aussi épaisses que jamais ; les prêtres ne donnent au peuple, pour nourriture, que des pratiques superstitieuses. C’est ainsi que, l’été de l’année 1504 ayant été très sec, la moisson avait manqué. Mais, dès le mois de mars, dans la crainte de ce qui arriva, la procession parcourait les rues. On voyait de jeunes filles, pieds nus, un flambeau à la main, vêtues de blanc ; de jeunes garçons, pieds et tête nus, puis des prêtres, puis la foule, criant : Sancta Maria, ora pro nobis ! Miserere ! miserere !

Ils s’imaginaient, comme les prêtres de Bahal, aux jours du prophète Élie, ébranler les cieux par leurs cris impuissants ; mais, n’ayant pas mieux réussi que les Bahalins, ils eurent recours à un moyen que ceux-ci ne connaissaient point. On promena par la ville la mâchoire sacrée de Jean-Baptiste, laquelle mâchoire n’avait jamais été portée hors de Saint-Jean, où elle est ». Et huit jours après il plut, mais la sécheresse revint bientôt.

Que faire dans une telle désolation ? On apporte au « dict Lyon, sainct Hereny, prince des dix-neuf mille martyrs ».

Aussi la chronique ajoute qu’on venait à Lyon de villages très éloignés, errants et allants par les champs, de lieu en lieu, sans retourner en leurs maisons » (Montfalcon, I, 565).

La famine, la peste, et une horrible manie qu’avaient les jeunes filles de se précipiter dans les rivières ou dans les puits, toutes les calamités du ciel et de la terre semblent liguées contre Lyon.

L’archevêque, François de Rohan, d’illustre origine et sacré à 25 ans, fait, quelque temps après, son entrée triomphale à Lyon (1506). « Les conseillers… tous habillés de camelot tannoir, suivis des notables et apparents de la ville, montés sur des chevaux et mulets, partirent de l’hôtel commun pour aller au devant de très révérend père en Dieu et très honoré seigneur de Rohan, précédés de quatre hommes à pied portant un paille ( dais ) de damas blanc, frangeté de soie et de bourre, au ciel duquel étaient les armes du prélat » (Voyez l’intéressante Notice sur François de Rohan, par A. Péricaud, p. 9. Lyon, 1854).

Le lendemain, fête de l’Assomption, l’Archevêque fonctionna dans sa cathédrale et chanta la messe en grand pontificat. Le jour suivant, les conseillers et autres officiers civils furent invités à un splendide banquet à l’Archevêché. « Durant le souper, jouèrent tapparins et autres instruments à puissance, et après furent jouées à force farces, et fait plusieurs autres esbatements » (*).

 

(*) Notice, p. 10 :

Les esbatemens, du reste, ne suffisaient pas toujours au clergé, ainsi que le prouvent deux ordonnances, lancées contre lui par le Chapitre de St-Jean.

Voici la première.

« Le Chapitre de Lyon, se fondant sur la morale, sur les textes des Apôtres et des Pères de l’Église, et considérant le mauvais effet et le scandale de la luxure, ordonne aux habitués et aux prêtres de son Église de renvoyer dans les six jours de chez eux leurs gouvernantes (focarias), leurs concubines et toutes les femmes suspectes d’incontinence. Ceux qui dans le délai indiqué n’auront pas obtempéré à cet ordre, perdront le titre d’habitués de l’Église et les émoluments, sans préjudice des autres peines ».

Cette pièce est un extrait collationné et certifié par un notaire, des Actes capitulaires de l’Église de St-Jean (Nouv. Archiv. du Rhône, I, p. 90).

 

Voici la seconde ordonnance. Elle est de la même année (1524).

Le Doyen et le Chapitre défendent « aux Chapelains et à tons les habitués de ladite Église de louer les maisons qu’ils tiennent de l’Église dans l’enceinte et à l’extérieur du cloître à des femmes publiques, de mauvaise réputation ou suspectes d’incontinence. Ils doivent expulser dans les huit jours, à partir de la date des présentes, celles de ces femmes qui habitueraient (se fixeront) actuellement dans quelques unes de ces maisons, sous peine de perdre le titre d’habitués de l’Église et sauf toute peine plus forte. Il est ordonné que les présentes soient lues dans le chœur par le vice-maître.

Le Vice-Maître déclare avoir fait cette lecture et cette publication. (Nouv. Archiv. du Rhône, I, p. 50. Pièce analysée par M. A. Savagner).

 

Mais tout n’était pas fête pour l’Archevêque ; Antoinette d’Armagnac, abbesse de Saint-Pierre, allait lui susciter bien des ennemis, en s’élevant contre sa juridiction.

C’était en 1511. Les désordres, au couvent, étaient assez graves pour réclamer l’intervention du Prélat. Comme l’abbesse ne faisait pas observer la clôture, de Rohan, pour arrêter les désordres qui s’ensuivaient, avait défendu aux religieuses d’assister aux processions, ou de franchir le seuil de leur couvent, sous peine d’encourir son courroux.

La supérieure déclare qu’elle ne relève point de l’autorité de l’Archevêque, et porte l’affaire devant le Pape. Un commissaire est nommé, il examine l’affaire et excommunie de Rohan. — Mais le Roi et le Parlement étant intervenus, l’excommunication fut levée, et le couvent subit les réformes bon gré mal gré (Nouv. Archiv. du Rhône, p. 15, et Notes, p. 34).

Lyon devait aussi passer par un autre genre de vexations.

Le Pape, Jules II, que Louis XII avait cité devant le Concile qui devait continuer à Lyon celui de Pise, avait lancé aussitôt ses foudres contre la France ; il veut maintenant casser les Foires franches de Lyon, pour les transporter à Genève.

L’excommunication devait frapper quiconque oserait trafiquer avec les marchands de Lyon.

Cela fait, le belliqueux Jules se met à la tête de son armée (*). On travaille activement à fortifier Lyon. La panique s’empare du peuple : un Cordelier nommé Mulet, prêche avec un tel succès qu’hommes, femmes, enfants, tous se prosternent par trois fois en terre, pleurant et criant : Sire Dieu, miséricorde ! (Voy. Rubys, p.355).

Bientôt après Jules mourut et Léon X fut élu à sa place (1513).

 

(*) Le poète Gilbert Ducher, qui vint ensuite à Lyon et qui y publia ses poésies, fit, à cette occasion, une épigramme contre le Pape, que M. Péricaud traduit ainsi :

Dans le Tibre soudain, jetant alors ses clés,

Il dit à ses soldats, en ceignant son épée :

« Dans les combats auxquels nous sommes appelés,

De quel secours pourraient être les clés de Pierre ?

Le glaive qu’avait Paul doit suffire à la guerre”.

 

Le traducteur d’Ausone n’a pas rendu moins spirituellement l’épigramme contre Jules :

Prêt a porter la guerre en France,

Déserteur de Jésus au service de Mars,

Jules, comme un César, quitte Rome et s’avance

A la tête de ses Soudars ;

Et s’armant d’une épée, au Tibre avec colère

Il jette les clefs de saint Pierre !

« Dans les combats, dit-il, ces impuissants hochets,

Ces clefs ne me serviraient guère ;

Pour m’ouvrir le cœur des Français,

Le grand cabre de Paul fera mieux mon affaire.

(Notice, p.17.)

C’est que le grand sabre de Paul « n’était point charnel ».

 

4.1.2        Date de la Réforme à Lyon — L’inquisiteur Levin — Ordonnance de Francois ler contre les hérétiques

En quelle année la Réforme a-t-elle commencé à être prêchée à Lyon ? Pièces en main, nous pouvons remonter au moins à l’année 1519. En effet, Lyon contenait déjà à cette époque un nombre assez considérable de personnes qui cherchaient leur religion dans l’Évangile, pour justifier une audience que le Consulat donna, le 15 janvier, à Frère Valentin Levin, religieux de l’ordre de Saint-Dominique et Inquisiteur de la Foi.

Porteur de lettres patentes que le roi François Ier adressait à Messieurs les Gouverneurs de Lyon, Levin leur demandait aide et protection pour procéder contre les marraus et hérétiques.

La réponse des conseillers fut aussi prompte que servile : « Ainsi qu’il plaît au dit Seigneur mander et commander, ils obéiront et feront tout ce qui leur sera possible, quand besoin sera et requis seront » (*).

 

(*) Voy. Péricaud p. 40.

L’Archevéque de Lyon écrivait de Milan au Consulat, en 1512 : De ma part je suis prest à marcher jusques au bout du monde pour le service du roy, dussé-je aller à quatre pattes (Notice, p. 16).

Il est à regretter que, sans aller à quatre pattes, les grands dignitaires de Rome n’aient pas toujours montré le même empressement à rendre à César ce qui est à César.

 

M. Péricaud croit qu’il existait, avant Levin, un inquisiteur à Lyon, frère Raphaël, candidat au poste qu’occupait alors Nicolas de Sagiaco, mais Raphaël, n’ayant pas encore quarante ans, il lui fallut une dispense du Pape, et alors il put exercer son ministère à la louange de Dieu et augmentation de la Foi.

Un autre document inédit nous transporte en 1524, et nous prouve, qu’à cette date, il existait déjà un grand nombre de Réformés à Lyon.

C’est une ordonnance que François Ier envoya au Sénéchal de Lyon et qui, sur la demande du clergé, fut délivrée à l’abbé de l’Île-Barbe, avec le scel royal de la dite Sénéchaussée.

Le clergé s’était plaint, paraît-il, de ce que ceux de l’hérésie de Luther refusaient de payer les dismes, et l’arrêt fut lancé par le Roi.

Après s’être étendu sur le triste sort qui attendait les gens d’Église, defraudés de leurs aliments, ainsi que sur le déplorable état des églises, demeurant désolées, les services divins interrompus, si les dîmes devaient cesser, l’arrêt porte que, depuis cinq ans en ça, la secte Luthérienne (on Réformée ) pullule dans la ville de Lyon et pays et diocèse de Lyon et plusieurs faulses doctrines ont été semées et divulguées, tant par de pernicieuses prédications mal sentant de la foi catholique que par certains livres réprouvés, compillés par ceux de la dite secte. L’arrêt ajoute, qu’un grand nombre de peuple a été séduit et dérouté de la vraie et sainte doctrine. Il déclare que des gens dévoyés de l’obediance de la sainte Église ont fait des assemblées illicites à sonnement de toque saint, qu’ils ont conspiré et machiné de ne payer plus aucunes dismes, disant qu’ils sont tenus de payer les dites dismes, sinon à leur volonté, qui est de ne rien payer. Enfin, l’arrêt conclut par ordonner la prinse de corps des délinquants, quelque part qu’on puisse les trouver, prendre et apprehender, soit en lieu saint ou hors lieu saint. Dans trois jours ils devront paraître devant le Sénéchal, sous peine de bannissement du royaume, saisissement de leurs biens ou autrement (*).

On voit donc que la ville ne manquait pas de Réformés en 1524 et que, dès l’année 1519, il était nécessaire de leur envoyer un inquisiteur.

L’Église réformée de Lyon viendrait donc se placer à côté des Églises de Meaux et de Paris, les deux plus anciennes de la France (**).

 

(*) Donné à Chantilly, le quatrième jour de septembre 1529, par le Roi en son conseil. (Robertet).

Je dois à l’extrême obligeance de mon ami, M. le pasteur Puy Roche, la communication de cette importante pièce qu’il a découverte à la préfecture de Lyon dans les papiers protestants.

L’original, qui est aux Archives, est en parchemin et signé, pour monseigneur le lieutenant général, Faure.

« La copie qui lui est attachée, dit M. Puy Roche, est une traduction moderne du même acte ».

(**) On lit dans la Notice sur F. de Rohan, par Péricaud, le paragraphe suivant (p. 26) :

« Les nombreuses excursions que monseigneur de Lyon faisait hors de son diocèse, durent singulièrement favoriser la propagation des nouvelles doctrines dans notre cité où s’arrêtaient souvent les esprits forts qui se rendaient en Italie ou en Allemagne. Le Clergé lui-même les accueillait avec empressement. Érasme, qui vint deux fois à Lyon, en 1506 et en 1521, correspondait avec les moines de l’Île-Barbe où il aurait voulu finir ses jours. Agrippa, qui fit une longue résidence dans nos murs, y composa plusieurs de ses ouvrages. Rabelais y fit imprimer ses premiers essais. Bonaventure des Periers y publia son Cymbalum mundi : Clément Marot, ses premiers vers ; Ortensio Landi, qui disait n’avoir d’estime que pour Christ et Cicéron, ses Dialogues, et, plus tard, ses Paradoxes. Nos typographes, bien que ce fût au péril de leur fortune et de leur vie, ne refusaient jamais leur aide aux novateurs. La presse était devenue si impie et si licencieuse que, sur une requête de la Sorbonne, le roi, durant son séjour à Lyon, fut sur le point d’abolir pour toujours en France l’art de l’imprimerie. Mais Jean du Bellay, évêque de Paris, et Guillaume Budée, parèrent heureusement le coup » (Colonia, II, 621).

 

4.1.3        Marguerite de Valois — D’Arande — PapilIon — Verrier — Vaugris — Du Blet — Sebville

En 1524, François Ier traversait Lyon. Il se rendait en Provence pour combattre Charles-Quint. Sa mère Louise de Savoie, sa sœur Marguerite de Valois, et toute la Cour, accompagnaient le monarque. Une foule armée suivait ; mais « tandis que cette grande cité retentissait du bruit des armes, des pas des chevaux et du son des trompettes, les amis de l’Évangile y marchaient à des conquêtes plus pacifiques. Ils voulaient essayer à Lyon ce qu’ils n’avaient pu faire à Paris. Peut-être loin de la Sorbonne et du Parlement, la Parole de Dieu serait-elle plus libre ; peut-être la seconde ville du royaume était-elle destinée à devenir la première pour l’Évangile ? N’était-ce pas là que, près de quatre siècles auparavant, l’excellent Valdo avait commencé à répandre la Parole de vie ? Il avait alors ébranlé la France. Maintenant que Dieu avait tout préparé pour l’affranchissement de son Église, ne pouvait-on pas espérer des succès plus étendus et plus décisifs ? » (Merle d’Aubigné, Histoire Réf., vol. III, p. 594).

Ainsi parle un grand historien.

En attendant une telle victoire, on se met à l’œuvre. L’aumônier de la Duchesse, Michel d’Arande, chassé de Meaux à cause de sa foi, prêche publiquement à Lyon, comme il le fera bientôt à Mâcon, et les foules se pressent autour du prédicateur de la Cour.

Un autre personnage, attaché aussi à la suite de Marguerite, Antoine Papillon (Ou Papillion et même Papilon), l’ami d’Érasme, secondait puissamment les efforts de Michel d’Arande.

Sur les instances de la sœur de François Ier, Papillon avait traduit un livre de Luther, sur les « vœux monastiques ». La Sorbonne avait violemment attaqué l’ouvrage et son traducteur, et Marguerite avait répondu à ses anathèmes, en appelant son aumônier à la charge de premier maître des requêtes du Dauphin. Ces nouvelles fonctions n’empêchèrent pas Papillon de répandre l’Évangile, non seulement dans le Lyonnais, mais encore dans le Dauphiné.

Mais Lyon avait aussi sa sainte milice. Deux négociants, Pierre Verrier et Jean Vaugris qui, faisant souvent le voyage de Bâle à Lyon, en rapportèrent les divins enseignements de l’Écriture, et un riche gentilhomme, messire Antoine Du Blet, ami de Farel et, plus tard, martyr (*).

Doué d’une grande activité, Du Blet partit avec Antoine Papillon pour annoncer l’Évangile à Grenoble et à Gap. Il avait été fortement engagé à faire ce voyage par un dominicain, le docteur Maigret, chassé lui-même du Dauphiné pour la « cause de la justice », et qui prêchait à Lyon au milieu d’une formidable opposition (**).

 

(*) C’est Vangris qui, de Bâle, faisait passer à Farel, dans le Comté de Montbéliard, tous les livres de piété dont il avait besoin et cela gratis (Voy. Crottet, Petite Chroniq. Protest., pages 26 et 31).

(**) Les moines le firent arrêter et conduire à Paris, où il tomba sous les coups de la Sorbonne. (Crottet, p. 28 et Appendice. Lettre d’Anémond de Coct à G. Farel,No 2, dans la Petite Chronique).

 

« Les idées nouvelles trouvaient alors des partisans même parmi les Dominicains, dit M. Péricaud, qui, plus que tous les autres religieux, avaient favorisé les progrès de l’imprimerie dans notre ville.

L’un d’eux Amédée Maigret, fut censuré par la Faculté de Paris, pour avoir prêché, en 1524, deux sermons entachés de Luthéranisme, l’un à Lyon et l’autre à Grenoble » (Notice sur F. de Rohan, p. 26, note).

Du Blet et Papillon ne firent qu’un court séjour à Grenoble, où le vent de la persécution soufflait avec force ; mais ils ramenaient avec eux à Lyon un prédicateur d’une grande éloquence, et le premier prêtre converti à Grenoble, Pierre de Sebville. — Prêcher Jésus-Christ, « clairement, purement, saintement », pour employer ses expressions, tel était le grand -but de sa prédication (Merle d’Aubigné, v. III, p. 571).

Sebville avait déjà été persécuté à Grenoble. Les moines Dominicains l’avaient fait saisir ; mais, sur l’intervention de la reine de Navarre, il avait recouvré la liberté, (Drion, Hist. Chron. de l’Église Protest., p. 13). — « Gardez le silence, lui avaient dit les moines, ou vous trouverez l’échafaud ». Sebville n’était pas homme à taire ses convictions ; il partit donc pour Lyon avec Du Blet.

À l’arrivée de Sebville, l’Évangile faisait de si grands progrès à Lyon, que le chevalier Anémond de Coct ne craignit pas d’écrire à Farel : « Sebville est délivré, et il prêchera le Caresme à Lyon » (Crottet, Appendice, N° 2). On lui destinait l’église de Saint-Paul.

Ceci se passait en 1525 et Marguerite tenait encore sa Cour à Lyon. Hélas ! sur ces entrefaites, arrive la défaite de Pavie (*) ; François Ier tombe aux mains des Impériaux, et tandis qu’on l’emmène prisonnier à Madrid, Sebville dut suspendre son héroïque projet. — Le royaume de Dieu ne vient pas avec tant d’éclat !

 

(*) C’est au cloître de S.-Just, d’après Péricaud, que la reine mère, la duchesse d’Angoulême, reçut cette fameuse lettre dans laquelle François Ier lui disait, en lui apprenant la perte de la bataille de Pavie, Madame… de toutes choses n’est demouré que l’honneur et lu vie. (Nouvelles Archives du Rhône, II, 130.)

 

4.1.4        Un Concile provincial — Famine et Révolte

Le 21 mars 1528, s’ouvrit, à Lyon, un Concile provincial. L’Évêque de Mâcon présida en l’absence de Fr. de Rohan, qu’une maladie grave retenait à Paris.

On avait mis à l’ordre du jour le danger de la religion attaquée par les Réformés, et, sur six décrets, les quatre premiers furent lancés, avec tous leurs anathèmes, contre Luther et ses doctrines.

Les deux autres se rapportaient aux mœurs, « et l’on y insista particulièrement, observe M. Péricaud, sur la conduite des ecclésiastiques, dont on condamna l’ignorance, l’immodestie, les mauvaises liaisons, l’avarice, les pratiques simoniaques, etc. » (*)

L’année suivante (1529), la famine et la révolte sont dans la cité. Le peuple s’imagine que le monastère de l’Île-Barbe recèle des armes et des vivres ; il s’y précipite, pille tout ce qui lui tombe sous la main, puis se jette sur Lyon, dont il demeure le maître pendant quelques jours. On dresse huit potences pour les plus coupables aux yeux du peuple, on suspend même, à l’une d’elles, un prêtre, que les révoltés ont saisi sans preuves formelles : la corde casse et le prêtre s’échappe. Mais le magistrat, ayant d’abord « filé doux à l’endroit de ces troupes de voleurs », fit, à son tour, dresser des potences et pendre « autant de ces robeurs et pillards qu’ils en rencontraient, et par cette danse finit la fête ».

Le calme étant ainsi rétabli, et le traité de Madrid ayant rendu la liberté à François Ier (1526), le Consulat célébra des fêtes pendant trois jours. À la Grenette et aux Cordeliers, on représenta des Moralités et des Mystères ; les cloches sonnèrent à toute volée, les processions parcoururent la ville, et la population se livra à toutes sortes de jeux.

 

(*) Notice, p. 25 :

L’auteur cite encore le jugement qu’Agrippa porta sur Lyon, en 1527. Il y résidait l’année précédente.

Scio ego famosam Galliarum urbem ea causa sic perversam ut vix aliqua ibi matrona pudica sit, vix filiæ nubant virgines, quin et Palatinum Scortum fuisse summi honoris, et seniores matronæ juniorum lenœ sunt ; eaque turpido sic invaliut, ni nullus verecundiæ locus sit, vix maritis ipsis uxorum meretricatus curæ est, modo ut ait Abraham ad Saram bene sit illis propter illas, vivantque laute ob gratiam illarum. (De incertitudine et vanitate Scientiarum, ch. 68.)

 

4.2       Chapitre 2 : Les Martyrs

4.2.1        B. Aneau — Son Assassinat — Pièces religieuses

Avant de parler des martyrs, proprement dits, il importe de connaître ceux qui ont souffert pour leurs opinions religieuses. Occupons-nous, d’abord, du célèbre professeur Aneau.

Barthélemy Aneau naquit à Bourges, au commencement du seizième siècle, et fut massacré à Lyon, en 1561. Il avait étudié dans sa ville natale, avec le savant Melchior Wolmar, et fut probablement le condisciple d’Amyot, de Bèze et de Calvin.

Wolmar avait, selon l’historien de Thou, un merveilleux talent pour instruire la jeunesse, et un plus merveilleux encore, ajoute le Jésuite Colonia, pour l’empoisonner. Aneau se laissa donc empoisonner. Il arriva à Lyon infecté d’hérésie. Quoi qu’il en soit, il était chéri de ses élèves, et c’est aussi par leur moyen qu’il fit avancer la Réforme à Lyon.

En 1539, Aneau fut appelé à l’administration supérieure du Collège. Il se démit de sa charge en 1550, mais il fut de nouveau rappelé, comme Principal, en 1558.

Une clause du contrat qu’Aneau dut passer en acceptant ces fonctions à la Trinité, portait qu’il n’était pas permis « estre leu ni enseigné au dict Collège aulcune doctrine, ni livres defendus ou censurés contre l’honneur, auctorité et défense de nostre mesre saincte Église ». Mais rien ne prouve que cette défense ait été strictement observée. Ce qui est certain, c’est que le Collège prospéra singulièrement sous son vertueux directeur, que les Jésuites s’en alarmèrent et qu’à force de vociférer contre Aneau, ils finirent par déchaîner le peuple sur lui. L’historien de Lyon, Rubys, rapporte donc, qu’au mois de juin 1561, un orfèvre de la religion ayant accosté le prêtre, qui portait le Sacrement, dans une procession, le lui arracha des mains, jeta l’hostie à terre et la foula aux pieds. L’orfèvre fut exécuté le jour même, et le peuple se porta en foule au Collège, qu’on lui désignait comme le foyer de l’hérésie. L’infortuné Aneau se présente, cherche à désarmer ses meurtriers, mais c’est en vain ; on le massacre sans pitié (Histoire véritable de Lyon, p. 389).

Ménestrier et Colonia, ainsi que quelques antres historiens de Lyon, prétendent qu’au mois de juin, (1564 ou 65) à la Fête-Dieu, une pierre fut lancée sur le prêtre qui portait l’hostie, au moment où la procession de Saint-Nizier tournait de l’extrémité de la rue Neuve à la place du Collège, que le bruit se répandit que la pierre était partie du Collège, et qu’alors on se jeta sur cette maison.

« Cette version, dit Ch. Breghot, n’a été imaginée qu’à la fin du dix-septième siècle, dans l’intention, sans doute, de justifier cet horrible attentat »(*).

Encore un mot sur cette triste mort.

Un gentilhomme savoisien qu’Aneau avait autrefois blessé par quelques critiques sur les retards de la civilisation en Savoie, lui avait prédit, sept ans auparavant, qu’il mourrait de mort violente.

« Va doncq’ et cherche autre chemin et n’espère plus aucun confort de ce magnanime Lyon où tu te caches, car coignoissant quel homme tu es, et te réputant indigne de son ombre, lui-mesmes à belles dents et pattes te demembrera. (**)

« Aneau, déclare Rubys, avait semé l’hérésie à Lyon ; il avait corrompu et gâté plusieurs jeunes hommes de bonne maison, et les avait dévoyés de la religion de leurs pères ».

On sait ce qu’il faut penser d’un tel jugement.

Comme professeur, Aneau introduisit dans le Collège des exercices littéraires, selon le goût du temps, et qui terminaient l’année scolaire. Ainsi, fut joué le Mystère de la Nativité, composé d’après l’Écriture (1537) et que l’auteur fit chanter sur des airs en vogue (***).

Aneau enrichit encore la littérature, en traduisant l’Utopie, ou « du meilleur gouvernement possible », par Thomas Morus (1559).

Il s’était marié à Claudine Dumas, fille d’un marchand, surnommé le More ; lors du massacre de son époux, Claudine ne dut son salut qu’au prévôt qui la fit emprisonner.

Le Collège de la Trinité fut fermé dès le lendemain, et ne fut rouvert que six mois après. À la mort du nouveau Principal, le Collège passa, quatre ans plus tard, entre les mains des Jésuites : le P. Edmond Auger en fut nommé Principal, le Ier mai 1561 ; mais, ce qui n’est pas moins déplorable, c’est que le Clergé de Lyon envoya une députation au Roi et à l’Archevêque pour solliciter l’élargissement des meurtriers (****).

Leur crime resta impuni.

 

(*) Mélanges historiques, II, p. 207 :

La question est tranchée quant à l’année 1561, par les Actes capitulaires de l’église S. Jean, qui constatent, que c’est le 5 juin 1561, « que les hérétiques portèrent la main sur le précieux corps de Jésus-Christ ;... que ce scandale détermina plusieurs fidèles à s’émouvoir, et qu’à l’occasion du meurtre de M° B. l’Agneau (sic) ils avaient été incarcérés ». « Au fond, dit Breghot, cette question est indifférente. Tuer un huguenot ou tuer un catholique, c’est absolument le même crime aux yeux d’une justice impartiale ».

(**) C. Breghot, Mélanges historiq., II. p. 204, et les Actes Consulaires, Péricaud, année 1561, p. 3 et 4.

(***) Les Grands Cordeliers avaient déjà donné, au milieu du 15e siècle, de brillantes représentations de la Passion de J.-C., aux Pères du Concile, réunis à Lyon pour mettre fin au Schisme. Les églises servaient alors de théâtres, et les jeunes clercs d’acteurs. On y jouait, du 12e au l4e siècle, le Mystère des Vierges sages et des Vierges folles. Le clergé exploita ce goût des émotions dramatiques à son profit, et fit représenter les Mystères, dans l’église, après le sermon. Plus tard, des associations mi-ecclésiastiques mi- laïques jouèrent, dans les places publiques, des pièces dialoguées de l’Ancien-Testament et du Nouveau. Au milieu du 16e siècle, un citoyen, Jean Neyron, fit bâtir un grand théâtre, dont le plafond représentait les joies du Paradis, l’arrière plan les terreurs de l’Enfer. Chaque dimanche, on y jouait de ces drames, à l’admiration des foules entassées dans trois galeries superposées l’une sur l’autre. En 1548, on ridiculisa tellement ces pièces sacrées, que le théâtre Neyron fut fermé. (Péricaud, p. 634).

(****) Haag, la France Protestante. Art. Aneau, et les Sources.

 

4.2.2        F. Junius — Sa Conversion — Son Pastorat

J’anticiperai un peu sur les événements pour retracer une conversion remarquable qui eut lieu sous les voûtes du Collège de la Trinité ; cela nous consolera un peu de la fin tragique de son digne Principal.

Il s’agit du jeune François Du Jon (Junius). Son père, Denis Du Jon, d’une famille du Berry (anoblie en 1507, par Louis XII), avait eu ses biens confisqués pour cause d’hérésie. Plus tard, une émeute ayant éclaté contre les Réformés, à Issoudun, Du Jon reçut l’ordre d’informer, en sa qualité de lieutenant de la maréchaussée. Il se rendit donc de Bourges à Issoudun, mais assailli dans son logis, il fut massacré, et son cadavre, traîné dans les rues, fut jeté aux chiens.

C’est le fils de cet infortuné magistrat qui était destiné à devenir un jour dans l’Église protestante « un de ses apôtres les plus dévoués, à la fois philologue, exégète, dogmatiste et controversiste », et c’est à Lyon, auprès de son protecteur et ami, le Principal Aneau, que le jeune François Du Jon devait se convertir à l’Évangile.

D’une santé très délicate, Du Jon, avait eu beaucoup à souffrir, dans son enfance, de la barbarie de ses maîtres d’école ; mais il ne s’en plaignit point, il avait bien trop peur qu’on ne le retirât des études !

Son cours de droit terminé, il arrive à Lyon, non dans l’intention d’y séjourner, mais bien plutôt désireux de joindre la suite de l’ambassadeur français qui allait à Constantinople. Cependant Dieu, qui destinait Du Jon à une autre ambassade, permit que celle du Roi de France fût partie, quand il arriva à Lyon. C’est alors que, renonçant à son voyage en Orient, le jeune homme se retira auprès du Principal Aneau. Le sage professeur lui conseilla, d’abord, de ne pas dévorer toutes sortes de livres, mais d’en faire un bon choix et de les lire avec méthode.

Il existait toutefois un livre que Du Jon ne dévorait pas ; loin de s’en préoccuper, il était absorbé dans la lecture d’un ouvrage d’un philosophe païen, le « De naturâ Deorum » de Cicéron. Ce traité sur la Divinité fit du jeune homme un athée. Les objections d’Épicure contre la Providence lui paraissaient insurmontables, et Dieu n’était plus à ses yeux, « qu’un être oisif, plongé dans un repos éternel, indifférent à tout ce qui se passait autour de lui ».

Dès qu’il apprend le triste état spirituel dans lequel son enfant est tombé, le père de Du Jon le presse de lire la Sainte-Écriture. L’enfant obéit ; ses yeux s’ouvrent, et, dès ce jour, la Parole Divine devient une « lampe à ses pieds et un guide à ses sentiers ».

Mais écoutons-le plutôt : « J’ouvre le Nouveau Testament que Dieu lui-même me mettait dans les mains, et, à moi qui pensais à toute autre chose, le Seigneur montra, du premier coup, cet auguste chapitre de l’Évangéliste et Apôtre Jean : « Au commencement était la Parole ». Je lis une partie du chapitre, et cette lecture me bouleverse tellement, que soudain je sens la divinité des preuves, la majesté et l’autorité des Écritures, laissant bien loin après elles tous les flots de l’éloquence humaine. Le frisson parcourait mon corps, la stupeur s’emparait de mon esprit, et, tout ce jour-là, je fus tellement ébranlé, qu’il me semblait que je n’étais pas bien certain de ma propre existence ».

Puissance divine des Écritures, en présence d’une conscience droite et d’une âme sincère ! Si le traité de Cicéron n’a pu que déconcerter le jeune jurisconsulte, quelques mots de S. Jean, sous le marteau de la Parole, s’enfoncent comme des épées dans ses reins, et il rend l’âme d’émotion !

Horrebat corpus, stupebat animus !

Le 17 mars 1562, Du Jon se trouvait à Genève pour y faire des études théologiques qu’il poursuivit, pendant près de deux ans, « gagnant sa vie à donner des leçons à de jeunes filles ».

Nous ne le suivrons pas plus loin. Il suffira de dire, qu’en 1566, il fut appelé, comme Pasteur, à Anvers, et qu’il partit pour occuper son poste, malgré les terreurs dans lesquelles l’Inquisition espagnole plongeait les Pays-Bas. À Gand, à Bruges, comme à Anvers, Du Jon prodigua son activité, portant partout les consolations de l’Évangile aux martyrs. Il resta sur la brèche jusqu’à ce qu’un édit, portant que tous les prédicants devaient être natifs des pays subjects à Sa Majesté », vînt le forcer de se séparer de son église. Il mourut de la peste, à Leyde, où il avait été appelé comme professeur. Il avait 57 ans (1602). (*)

 

(*) C’est au savant ouvrage, déjà cité, de MM. Haag, que le lecteur doit ces émouvants détails. (Voy. Du Jon.)

 

4.2.3        Libertat (Fabri) — Étienne Dolet

Revenons à l’année 1551 (*). Un jeune étudiant en médecine, Christophe Libertat dit Fabri, de Vienne, en Dauphiné, traversait cette année la ville de Lyon. Obligé de quitter Montpellier, à cause de la peste qui y sévissait, il se rendit à Paris pour y terminer ses études.

 

(*) L’année précédente, le poète Clément Marot, était à Lyon. Il y reviendra à plusieurs reprises. C’est dans l’église de St Jean, paraît-il, qu’il abjura sa foi de réformé entre les mains du Cardinal de Tournon. Sa LIIIe épître est adressée au Cardinal, et il fait ses adieux à Lyon dans la LIVe :

« C’est un grand cas voir le mont Pelion,

Ou d’avoir vu les ruines de Troie :

Mais qui ne voit la ville de Lyon,

Aucun plaisir à ses yeux n’octroye ».

En 1532, Rabelais entrait, en qualité de médecin, à l’Hôtel-Dieu, mais ne pouvant se soumettre à la discipline, l’auteur de Gargantua n’y resta que quinze mois.

 

En arrivant à Lyon, il y entendit parler des progrès que l’Évangile faisait en Suisse, sous la prédication de son compatriote G. Farel, alors à Morat. Fabri interrompt aussitôt son voyage pour aller trouver son ami. Le Réformateur put bientôt lui confier sa propre église. Le jeune Évangéliste desservit ensuite les églises de Neuchâtel, de Thonon où il resta même dix ans, puis il revint à Neuchâtel où il retrouva Farel qui le ramena dans le Dauphiné (1562). Fabri arriva donc à Vienne, mais la ville ayant été assiégée par des troupes catholiques (celles de Nemours), Fabri fut constitué prisonnier et cruellement maltraité. Rendu à la liberté, il se retira à Lyon dont il devint Pasteur, en 1564, et collègue de Pierre Viret (*), mais vers la fin de l’année suivante, son ami Farel étant mort, Fabri lui succéda dans l’église de Neuchâtel.

 

(*) Ses autres collègues dans l’Église de Lyon étaient : David Chaillet, l’auteur d’un Traité, « De la Conception de la Vierge Marie en péché originel » ; Jacques Langlois, noyé dans la Saône à la S. Barthélemy, et de La Roche dit Boulier, de l’Aune, en Bourgogne. (Voy. France Protest., art. Christophe Libertat).

 

Deux ans après l’arrivée du jeune Fabri à Lyon, nous trouvons celle d’Étienne Dolet, une des gloires littéraires de la France, un de ses célèbres typographes et dont tous les ouvrages parurent à Lyon, de 1533 à 1544. — Né à Orléans en 1509, Dolet n’embrassa point les doctrines de la Réforme ; Calvin le flétrit même, dans son Traité De Scandalis, « comme un homme de rebut ». Les caractères entiers sont souvent violents, à leur insu. Du reste, les Sorbonistes le traitèrent plus injustement encore. C’est que Dolet avait osé conserver dans le Décalogue, le deuxième commandement, (Tu ne te feras point d’images taillées, « confondant ainsi, porte la censure, les conseils avec les préceptes ». On avait encore un terrible grief contre lui ; il imprimait lui-même les ouvrages des Réformés. Il y a plus, François Ier, auquel il venait de dédier ses Commentaires, lui avait accordé le privilège d’imprimer « touts les livres par lui composés et touts aultres œuvres des auteurs modernes ». Enfin jaloux de ses étonnants succès, comme éditeur-imprimeur, ses confrères lyonnais lui vouèrent l’inextinguible haine de la médiocrité contre le génie ! Dolet fut incarcéré ; rendu bientôt à la liberté, il se maria, et tout annonçait pour lui une glorieuse carrière, quand soudain on l’accuse « d’avoir mangé gras pendant le Caresme et d’aller plus souvent au sermon qu’à la messe ! » et il faut de nouveau reprendre le chemin de la prison. L’affaire devient bien grave. L’inquisiteur Mathieu Ory, déclare Dolet mauvais, scandaleux, schismatique, hérétique, fauteur et défenseur des hérétiques (2 août 1542) ; et il est transféré à Paris ; mais ses amis obtiennent sa grâce au bout de quinze mois, et Dolet peut revenir à Lyon rejoindre sa famille.

Ce n’était pas pour y séjourner longtemps. En effet, on saisit, à Paris, deux caisses de livres qu’on soupçonna venir de Lyon, et Dolet, reconduit à Paris, fut remis en prison. Il s’échappa, passa en Piémont, d’où il adressa une supplique au Roi ; et, sans attendre sa réponse, reprit la route de la France. C’est qu’il lui tardait de revoir les siens : il arriva donc furtivement à Lyon. « L’amour paternel ne permit pas que, passant près de Lyon, je ne misse tout hazard et danger en oubli pour aller voir mon petit fils et visiter ma famille ». Comme on le comprend, Dolet fut arrêté et reconduit devant ses juges de la Sorbonne et du Parlement. François Ier ne voulut plus lui faire grâce et, après deux ans de détention, le Parlement le condamna « pour blasphème, sédition et exposition de livres prohibés et damnés… à estre mené et conduit par l’exécuteur de la haute justice en ung tombereau jusques à la place Manbert, où sera dressée une potence à l’entour de laquelle sera fait un grand feu, auquel.... son corps sera jeté et bruslé avec ses livres » (2 août 1546). La sentence prononçait de plus la confiscation de tous ses biens et le condamnait « à la torture et question extraordinaire pour enseigner ses compagnons. »

Le lendemain elle fut rigoureusement exécutée (*). Estienne Dolet avait trente-sept ans.

À ses nombreux ouvrages, il faut ajouter un beau cantique, composé « en la Conciergerie de Paris, sur sa désolation et sur sa consolation ».

 

« Grand douleur sent un vertueux courage

(Et feust bien du monde le plus sage)

Quand il se veoid forcloz du doux usage

De sa famille ».

 

« Sus donc, esprit ! laissez la chair à part,

Et devers Dieu, qui tout bien nous départ,

Retirez-vous comme à votre rempart,

Yostre forteresse ». (**).

 

(*) Voy. la fin de l’art. de MM. Haag à propos d’une sorte de rétractation que Dolet aurait faite au bourreau !

(**) Voy. France Protest.

 

4.2.4        Les Martyrs : Canus — Chappuis — Cornon — Berthelin.

La mort des Aneau et des Dolet, à jamais regrettable, ne nous fera pas oublier celle des humbles confesseurs de la vérité.

Deux ans après l’arrivée du savant typographe à Lyon, un Jacobin converti, Alexandre Canus, (dit Laurent de la Croix), d’ Evreux, en Normandie, prêchait l’Évangile à quelques orfèvres et autres habitants de la ville.

Il est pris, mené à Paris, torturé et brûlé, invoquant la miséricorde de Dieu sur ses juges, « après avoir rendu confession de sa foi » (1535) (Th. de Bèze, Hist. Ecclés., l. I, année 1535 p.22).

Cette même année un médecin, (de Lyon, selon du Verdier, mais du Viennois, selon Allard ), François Chappuis dut se réfugier à Genève à cause de sa foi, ainsi que son frère Pierre Chappuis, orfèvre.

Citons encore un digne laboureur de la Bresse, Jean Cornon. Il était tellement exercé dans la Sainte Écriture, nous apprend Th. de Bèze, qu’il confondait tous ses adversaires. Il fut brûlé à Mâcon, et « souffrit la mort avec une admirable constance » (Bèze, l. 1, p. 23) (1535).

Cette même année, six cents hommes, originaires de Genève, partirent de Lyon, pour aller renforcer l’armée des Reformés, qui s’était emparée de la première de ces villes, et, en 1536, Calvin, en route pour Genève, amenait à Lyon son ami, Louis du Tillet, chanoine d’Angoulême (Péricaud, p. 60).

 

4.2.5        Fournelet — Blondet — Monier

Voici d’autres victimes. En 1546 nous trouvons, à Lyon, Pierre Fournelet, de Normandie, prêchant dans une maison particulière, à une quinzaine de personnes, « tous bons marchands, dit Bèze, et hommes d’apparence » ; mais il fut découvert et il dut s’enfuir.

C’est alors que Jean Fabri, depuis ministre à Genève, le remplaça. Son auditoire clandestin s’élevait à trente-cinq personnes. Découvert à son tour, il se sauva, laissant après lui Pierre Fournelet, revenu à Lyon (1547).

Les martyrs se suivent rapidement.

En 1548 (*), un riche lapidaire de Tours, mais dont la résidence habituelle était à Lyon, Octavian Blondet, trahi par son hôte de l’auberge de la Couronne, qui lui avait souvent entendu parler du Sauveur, fut constitué prisonnier à la sollicitation de Gabriel de Saconay.

Ce Gabriel était un homme perdu de mœurs (**). De pair avec un gentilhomme dauphinois, il convoitait un collier, richement moulé, et que Blondet voulait porter à Constantinople. Il fit donc diligence pour s’emparer des biens du prisonnier, mais des amis du lapidaire prévinrent le vol, ce qui exaspéra Gabriel. Blondet fut condamné au feu et brûlé à Paris. Il fut vivement regretté, surtout de ceux qu’il avait lui-même délivrés de la prison, en payant leurs dettes (Bèze, l. II, p. 69).

À Pierre Fournelet avait succédé Claude Monier, d’un lieu près d’Issoire, en Auvergne. Claude avait tenu école à Clermont et avait aussi répandu l’Évangile dans son pays. Après un court séjour à Lausanne, il était venu à Lyon. Il y dirigea une petite école et assembla les fidèles en petites bandes pour prier avec eux, et « pour leur communiquer ce qu’il avait reçu ». Il fut saisi, confessa courageusement sa foi, et fut brûlé, la veille de la Toussaint, sur la place des Terreaux (1551) (Bèze, l. II, p. 85).

 

(*) Henri II, qui avait succédé, l’année précédente, à François Ier, vint à Lyon, en 1548. Il logea à l’abbaye d’Ainay où l’attendait sa femme, Catherine de Médicis. Il se rendit en gondole au bourg de Vaise, le 21 septembre, et y reçut les différents corps de l’État. Après que le cortège eut défilé, on représenta devant le Roi un combat de douze gladiateurs.

(**) « Aussi grand et dissolu paillard », dit Bèze.

Précenteur de l’Église de Lyon, Gabriel avait publié une nouvelle édition de l’Assertio septem Sacramentorum adversus Lutherum, attribuée à Henri VIII.

« Que l’Église de Lyon inscrive Gabriel, s’écrie M. Audin, dans sa véhémence affectée, parmi ses défenseurs les plus éloquents, et que Lyon lui réserve la couronne qu’elle doit au patriote, qui la sauva du joug de la Réforme !... Ôtez, ôtez de Lyon Gabriel de Saconay, le P. Henrici, de l’ordre des Cordeliers, le P. Pyrus, le P. Maheu, jacobins, le P. Ropitel, de l’ordre des Minimes, le P. Possevin, jésuite, et cette cité n’appartiendra plus à la France ». (Hist. de Calvin. Cité par Péricaud, p. 15).

 

4.2.6        Séance consulaire — Ordonnance de Henri II

« Le couteau vaut peu contre l’esprit, disait le vénérable chancelier de l’Hôpital, si ce n’est à perdre l’âme ensemble avec le corps » (Lutteroth, La Réformation en France, p. 221). Mais on ne comprenait guère ces sages paroles, au seizième siècle. (On ne les comprend pas même toujours au dix-neuvième !) Aussi les décrets contre les malheureux religionnaires se succédèrent-ils en 1551. En effet, dans la séance consulaire du 23 juin, l’un des Conseillers, Hugues de La Porte, exposa que le 22, une assemblée avait eu lieu à l’Archevêché, en présence de l’évêque de Valence, touchant certains Luthériens et Calvinistes qui chantaient le soir, dans les rues, les Psaumes de David, malgré les, « inhibitions du roi ». « Les uns disent, continue de La Porte, que ces hérétiques menacent de piller les maisons ; d’autres disent, au contraire, qu’ils sont très austères de mœurs, et qu’ils veulent ramener la religion au temps de S. Pothin, avant que le clergé dissolu l’eût altérée et gastée ». « M. le Juge, ajoute- t-il, a chargé le Procureur de ville de dire au Consul de mettre ordre à renforcer le guet, autrement la ville sera en danger d’avoir garnison » (Revue du Lyonnais, I, 509. Péricaud, p. 10).

Quelques jours après (27 juin), paraît la quatrième ordonnance de Henri II contre les Luthériens, attribuant aux Cours souveraines, ainsi qu’aux juges présidiaux, la connaissance et la punition des hérétiques, « réservant aux prélats et juges d’église, la juridiction des personnes déviant de la foi catholique » (*).

 

(*) Recueil d’Isambert, XIII, p. 189.

Il importe que nous donnions un extrait de cette ordonnance, tiré du Dict. de Jurisprudence de Prost de Royer (V, 699) :

« Ne sera imprimé ne vendu aucuns livres concernant.... la Sainte Écriture et religion chrétienne, faits et composés depuis 40 ans en ça… que premièrement ils n’aient été veus et visitez ; c’est à savoir ceux qui sont imprimés ès villes de Paris et Lyon… Et pour autant que notre ville de Lyon a plusieurs imprimeurs à Paris, et qu’ordinairement il s’y apporte grand nombre de livres de pays étrangers, mesmes de ceux qui sont grandement suspects d’hérésie, nous avons ordonné et ordonnons que trois fois l’an sera faite visitation des officines et boutiques des imprimeurs, marchands et vendants livres en ladite ville, par deux bons personnages, gens d’Église, l’un député par l’Archevêque de Lyon ou ses vicaires, l’autre par le Chapitre, de l’Église dudit lieu et avec eux le lieutenant de Seneschal du dit Lyon qui pourront saisir et mettre en notre main tous livres censurez et suspects, comme. dit est ».

 

4.2.7        Les cinq étudiants — Chambon, Peloquin, etc.

L’arrestation des cinq étudiants est généralement connue. Ces jeunes théologiens avaient quitté Lausanne, avec le consentement de cette Église, et dans le but de porter l’Évangile dans leurs familles respectives, à Montauban, à Limoges, etc. À Collonges, un inconnu les accoste, et demande à faire route avec eux. Cet homme était d’Ainay, près Lyon. On arrive à Lyon ; l’ami fait promettre à ses amis que le lendemain ils viendront chez lui. Ils sont exacts au rendez-vous. Mais le complaisant inconnu n’était qu’un agent des prêtres, et, à peine est-on à table, qu’un lieutenant de police entre, garrotte les étudiants et les emmène dans les cachots de l’Officialité (1er mai 1552). Ils devaient y rester un an (16 mai 1553).

Condamnés, comme hérétiques, par l’Official, ils interjettent appel comme d’abus. Le Parlement confirme la sentence. Transférés alors à la prison de Roanne, ils y attendirent le martyre. Le 16 mai, on les lia de cordes, on les revêtit de robes grises, et on les conduisit, sur une charrette, à la place des Terreaux. Ils chantaient le Psaume IXe: De tout mon cœur je t’exalterai !

Les quatre plus jeunes furent attachés les premiers à un poteau, au milieu d’un bûcher. Martial Alba, l’aîné, embrasse alors ses quatre compagnons, leur disant à chacun : Adieu ! mon frère ! adieu ! »

Alors les quatre amis, déjà liés dos à dos, retournèrent leurs cous, s’entrebaisèrent aussi, répétant : « Adieu, mon frère ! adieu ! »

Martial embrassa ensuite le bourreau, et lui dit : « Mon ami, n’oublie pas ce que je t’ai dit ! » (*)

Puis les flammes montèrent ! Mais, comme le Seigneur était à Babylone, dans la fournaise avec les trois jeunes Hébreux, Il était aussi à Lyon, au milieu du bûcher, car on entendit le cri : « Courage, mon frère ! courage ! » Qui le poussait ? Était-ce l’héroïque Martial Alba ?... personne ne le saura sur la terre.

« Ainsi moururent, dit un écrivain distingué, à la fleur de leur âge, ces jeunes martyrs, l’espoir de l’Église naissante ! De toutes les chaires la plus haute est un bûcher, et celui-là est un grand prédicateur auquel le Seigneur accorde la gloire d’y monter et d’y prêcher, en son nom, ne fût-ce qu’un moment ! (**) À quelques pas du lieu où moururent les étudiants, ajoute l’historien, on peut voir une chapelle dans laquelle on enseigne la foi pour laquelle Martial d’Alba et ses frères donnèrent joyeusement leur vie » (***).

 

(*) Voy. Époques de l’Église de Lyon et le Martyrologue de Crespin, pour des détails pleins d’intérêt dont M. Alexis Muston a publié, du reste, un résumé, bien rempli dans « la Vie Chrétienne » (1858 et 1859).

(**) Histoire de la Réformation Française, par F. Puaux, vol. 1, liv. III, p. 335.

(***) Chapelle Évangélique, rue Lanterne.

 

Mais Dieu n’avait pas attendu que les cendres des martyrs fussent jetées au Rhône, pour faire germer cette sainte semence. En effet, un malfaiteur, détenu dans la même prison que les étudiants, Jean Chambon, s’était repenti de ses crimes, et, comme le brigand sur la Croix, il avait cru que le sang de Christ lave de tout péché.

Les victimes ne se comptent plus. En septembre, cette même année, un prêtre de Blois, Denys Peloquin fut brûlé à Villefranche. À Lyon, nous trouvons Pierre Bergier, pâtissier, de Bar-sur-Seine, Matthieu Dymonet, de Lyon, Louis de Marsac et son cousin, gentilshommes du Bourbonnais, Étienne Gravot, de Gien-sur-Loire ; ils montèrent tous sur le bûcher, (Bèze, II, p. 91) et bientôt après, la place des Terreaux fut encore le théâtre du supplice de Richard Lefèvre, de Rouen, orfèvre, et de Claude de la Canesière, de Paris. Ce dernier, musicien célèbre, fut arrêté à Lyon, au mois de mai 1555, comme il se rendait avec sa famille à Genève, pour y professer librement sa foi.

« Tous montrèrent en mourant le même courage, la même constance que Martial Alba et ses compagnons : tous aussi nous ont laissé des professions de foi ou des lettres écrites pendant leur captivité, et dans lesquelles respire le saint enthousiasme du martyr ». (La France Protestante, art. Martial d’Alba).

 

4.2.8        Intercession de Berne en faveur des cinq étudiants — Le vin coule dans les rues

Jetons un regard en arrière, nous n’avons pas tout dit sur le martyre des cinq étudiants. À cette époque, se trouvaient à Lyon des marchands de St-Gall, dont l’un surtout, Jean Lyner, travailla de toutes ses forces à sauver la vie de ses frères. Lyner, apprenant leur triste sort, écrivit aussitôt à Berne, dont l’importance politique, comme canton réformé, était très-grande. « S’il vous plaist, mandait Lyner, ne laissez de faire les poursuites telles que devez, car par ce moyen les princes et seigneurs de la Cour de France toujours informez de plus en plus de la vraye confession que soutenez et avez et que les dicts ( étudiants) soutiennent… attendent l’advènement et jugement du Grand Juge par lequel seront desniez ceux qui l’auront desnié devant les hommes » (Correspondance inédite des cinq Étudiants, retrouvée dans la Bibliothèque de St-Gall et publiée par M. le pasteur H. Martin, p. 12).

Berne se hâta de répondre au dévoué Lyner :

« Nous avons décidé d’écrire au Roi et de n’épargner ni frais, ni peine, ni travail pour leur délivrance ». Calvin écrivit aux prisonniers : « Vos liens ont été renommés, et le bruit en a été répandu partout : les enfants de Dieu prient pour vous comme ils y sont tenus ». L’avoyer de Berne écrivit aux « nobles et magnifiques seigneurs lieutenant et Conseil de Lyon », les priant de ne pas « procéder audict affaire jusqu’à ce que la dite Royale Majesté aussi dudict Parlement de Paris ayons reçu réponse ». Enfin, le cardinal de Tournon fut sollicité dans le même sens ; — mais hélas ! comme on l’a vu, tout fut en vain !

Mais qu’importe ? L’un de ces martyrs s’était écrié :

 

Adieu ces bas lieux,

Je veux être mieux.

Terre, prends le corps,

Jusqu’au temps qu’il faille

Que ce qu’on te baille

Ressorte dehors.

 

Ô Dieu, si tu veux

Je sais que tu peux

Me tirer d’ici.

Mais si par cette heure,

Tu veux que je meure,

Je le veux aussi ». (*)

 

(*) Correspondance inédite des cinq étudiants, p. 80.

 

Lyon, du reste, avait bien autre chose à faire que d’écouter des Bernois. Il y avait, (le mois même qui précéda le sacrifice de toutes ces victimes), grande réjouissance par la ville ! On se livrait à la joie, à l’occasion de la paix conclue entre la France, l’Angleterre et l’Espagne, et la procession partait de Saint-Jean, pour aller au couvent de Saint-Bonaventure. « Quand elle commença à marcher, la grande fontaine de Saint-Jean jetait de fort bon vin, à quatre tuyaux, en telle abondance, que chacun pouvait en prendre à son aise. Ce qui dura toute la journée et la plupart de la nuict. Et au retour de la procession, monseigneur le Gouverneur, avec messieurs du Clergé, allumèrent un grand feu de joie, rendant tous grâces à Dieu, de ladite paix… » (Péricaud).

Vis-à-vis de la prison de Roanne on brûlait aussi deux chats, en cage, perchés au haut d’un poteau garni de bois et de paille, « desquels quand ils sentirent le feu, faisait bon ouïr le chant et mélodie ».

 

4.2.9        Ce qui explique le courage de ces martyrs

C’est qu’avant tout, une foi personnelle, une foi vivante était au fond des âmes. Cette réponse, si facile à faire, est la grande réponse. L’Église des martyrs parlait, parce qu’elle croyait ; elle prospérait, parce qu’elle croyait. Et, en attendant le trépas, elle se laissait spolier de ses biens, traîner dans les cachots, briser sur la roue, parce que « son trésor était dans les cieux », parce que sa « vie était cachée avec Christ en Dieu, parce qu’elle « attendait la Cité qui a des fondements ! » Oui, nos glorieux martyrs ont souffert « de rudes épreuves ; ils ont été mis à mort par le tranchant de l’épée, ils ont été errants çà et là », non qu’ils fussent peut-être plus courageux que nous, mais simplement parce qu’ils croyaient plus que nous. Ils croyaient à cette parole de Christ, « celui qui me confessera devant les hommes, je le confesserai devant mon Père et devant ses Anges », et à cette autre parole : « celui qui me reniera devant les hommes, je le renierai devant mon Père et devant ses saints Anges ! » (*).

 

(*) « Au reste que ceux qui se vantent aujourd’hui fièrement de je ne sais quelle foy imaginaire, laquelle se contente du secret du cœur, se déporte de la confession de bouche, avisent bien que c’est qu’ils répondront à S. Paul, Rom. 10:10, car c’est une niaiserie trop évidente de dire qu’il y a du feu, là où il n’y a ne flamme ne chaleur aucune ». Calvin

« Le manque de foi pour confesser est une, preuve décisive qu’on manque de cœur pour croire ». Hogde

 

Et cette vaillante foi de nos pères visait aussi à de grandes choses, parce qu’elle était vaillante ! « Que faites-vous d’extraordinaire ? » était une question sérieuse pour eux. Aussi rien ne décourageait leur foi dans sa marche, rien ne l’embarrassait ; sans se perdre dans de misérables escarmouches, elle attaquait le centre quel qu’il fût, Rome dans Rome, ayant toujours devant elle ce noble but, « créer un peuple chrétien », et s’emparer de tous les degrés de la société, depuis la base jusqu’au sommet. En voici deux exemples : Le Président du Synode national de 1559, l’intrépide François Morel, a mission de se rendre à Montargis, auprès de Renée de France, « espérant la mettre en bon train » (Bulletin du Protest., vol. II, p. 397) et l’on ne parcourt pas, sans un léger sourire, cette note sur l’ancienne Église Réformée de Paris, en date du 30 décembre 1561 : « On prête Pierre Viret à l’Église de Paris, où l’on espère qu’il fera beaucoup de fruict et contribuera à convertir le Parlement ». (Bulletin du Protest., vol. II, p. 387).

Mais nos pères ne souriaient pas ; ils croyaient, la conversion du Parlement tout aussi possible que celle de Louis XIV dont l’église de Privas, réduite à la dernière extrémité et sollicitant quelques secours auprès de sa sœur de Lyon, disait : « Notre affaire se terminera par la justice du Roi que nous implorons et espérons ». (Idem, p. 41).

Il manque à nos Églises attiédies (je parle des plus vivantes), l’héroïsme de la foi des hommes, dirai-je ? ou des géants du seizième siècle.

Encore une fois, pour eux, croire c’était croire ; ce n’était pas louvoyer timidement, c’était bravement lever ses ancres, prendre le vent et gagner le large. Croire, c’était ébranler la montagne, si l’on ne pouvait la renverser, et non pas se traîner honteusement tout autour. « Qu’étais-tu, grande montagne, devant ces Zorobabels ? une plaine » (Zach. 4:7).

Une seconde cause expliquera le courage des martyrs. C’est la place d’honneur qu’ils réservaient toujours aux Saintes Écritures. Dès 1523, le professeur de Sorbonne, Lefeuvre d’Étaples et l’évêque Briçonnet, (qui depuis !...) publièrent les Évangiles et les Épîtres, et l’évêque les faisait distribuer gratuitement aux pauvres. Partout le Livre de Dieu ! « Tout le monde, dit un historien populaire, se mit à lire les Évangiles. Dimanches et fêtes étaient consacrés à cette étude. On emportait même les Évangiles dans les champs et dans les ateliers pour les ouvrir à ses heures de récréation ». (Histoire des Protestants de France, par G. de Félice, p. 25).

Briçonnet envoyait même la Bible à Marguerite de Valois, sœur de François Ier.

Et les sacrifices suivaient le zèle, quand il s’agissait de se procurer le volume sacré. — En voyageant dans les vallées Vaudoises, Farel avait contemplé avec admiration ces antiques manuscrits de la Bible que les Vaudois lisaient dans leurs assemblées. Il sollicite aussitôt son ami P. R. Olivétan de retraduire le Livre, car la plupart des traductions de ce temps n’étaient que « fausseté et barbarie ». Cette nouvelle remplit de joie les Vaudois, et, sans tarder, ils députent George Morel, ministre de Fressinières et Pierre Masson, de Bourgogne, pour se rendre en Suisse. La Bible sera imprimée à leurs frais, et, en conséquence de cette décision, un in-folio parut à Neuchâtel, en 1535. Il coûtait quinze cents écus d’or aux pauvres Vaudois !

Et maintenant qu’on se figure ces hommes de Dieu, étudiants, ministres, « porte-balles, porte-paniers », comme le peuple les appelait, parcourant la France, « le bâton à la main, le panier sur le dos, par le chaud et le froid, dans les chemins écartés, à travers les ravins et les fondrières des campagnes ». — « Ils s’en allaient, continue M. de Félice, frapper de porte en porte, mal reçus souvent, toujours menacés de mort et ne sachant le matin où leur tête reposerait le soir ». (Hist. des Protest., p. 68)

Racontons encore l’héroïque fin d’un de ces colporteurs ; Pierre Chapot, d’ailleurs, était Dauphinois.

Imprimeur de soit métier, il employait ses loisirs à distribuer la Bible dans Paris. Surpris par un espion de la Sorbonne, il est cité devant la Chambre ardente. On lui permet de défendre sa foi et il paraît devant trois Docteurs. Ceux-ci en appellent aux Conciles et à la Tradition. Pierre ne connaît que l’Écriture, et il supplie ses juges de ne reconnaître, dans une affaire de l’âme, que l’autorité de Dieu. Le glaive de la Parole effraie les Docteurs, qui s’imaginant, du reste, que les juges leur ont dressé un piège, sortent tous trois du conseil, s’écriant : « Pourquoi nous avez-vous fait venir pour disputer sur des articles déjà censurés et condamnés par la Faculté de Théologie ? »

Pierre Chapot dit alors naïvement aux juges : « Vous voyez, messieurs, que ces gens-ci ne donnent, pour toute raison, que des cris et des menaces : il n’est donc plus besoin que je vous fasse connaître plus longuement la justice de ma cause ». Tombant alors à genoux, Pierre remet cette cause entre les mains du Juge Céleste. Les juges terrestres le condamnèrent ; il fut brûlé sur la place Maubert, répétant du milieu de son bûcher : « Jésus, Fils de David, aie pitié de moi » (1546). (G. de Félice. Hist. des Protest., p. 68).

Oui, l’Écriture seule ferme la bouche aux contredisants, comme seule elle apprend à mourir. À l’époque qui nous occupe, c’était la pierre de touche de toutes les doctrines ; les prêtres même devaient promettre de ne rien enseigner de contraire aux Écritures, et les Réformés ne demandaient pas à leurs juges de les laisser vivre, s’ils étaient hérétiques. Aussi en appellent-ils toujours aux déclarations inspirées de Dieu. Pour s’en convaincre, qu’on relise l’interrogatoire, si plein de grandeur et de simplicité, de la jeune veuve, Philippine de Luns : le juge lui demande : « si elle ne veut pas croire à la messe ? » Elle répond qu’elle veut seulement croire ce qui est « au Vieil et Nouveau Testament ». — Quand le juge s’informe d’elle « où elle a appris à ne pas vénérer les images ? » Elle répond, « qu’elle avait étudié au Nouveau Testament ». — Quand il désire savoir « quel est donc le Docteur » qui a donné toute cette science à une jeune femme de vingt-trois ans ? Elle répond, « qu’elle n’avait autre instruction que le texte du Nouveau Testament ». — Enfin, quand le juge, lui rappelant le doux souvenir de son époux, veut connaître d’elle « s’il est requis de faire des prières pour les morts ? » l’héroïne fait cette belle réponse, « qu’elle croyait celui qui était décédé au Seigneur être purgé par son sang et ne lui fallait autre purgation, et que partant n’était besoin de faire prier pour les trépassés, et qu’ainsi elle l’avait lu au Nouveau Testament ! » (La Réformation française, par F. Puaux, vol. I, note 23).

Ainsi l’Écriture, toute l’Écriture, rien que l’Écriture, voilà la religion des Réformés et l’origine de la Réforme ; l’Écriture et la foi ardente qui les animait, voilà les deux causes principales qui expliquent le courage des martyrs comme le succès de la Réforme. « Heureux ceux qui observent ses témoignages ! » ( Psaum. 119:1).

 

4.3       Chapitre 3

4.3.1        Industrie — Arts — Le Clergé — La religieuse Alis — Philippique de du Pinet

Évidemment le progrès est partout : mais, pour ne parler que de l’imprimerie, dont nous avons déjà vu quelques unes des belles éditions sorties des presses de Régis, disons qu’elle produisait alors des chefs-d’œuvre à Lyon. C’est qu’au XVIe siècle, un imprimeur était un savant et un artiste ; il n’y a qu’à nommer Sébastien Grype, Étienne Dolet, Jean de Tournes. Les ouvriers correcteurs savaient assez les langues mortes pour corriger, dans ces langues, les épreuves qui leur étaient soumises : c’étaient de plus de respectables bourgeois.

Guillaume Roville avait été libraire dans la rue Mercière, à l’enseigne de l’Ecu de Venise ; il fut trois fois élu conseiller de Lyon. Horace Cardon, dont le nom a illustré un beau vallon qu’il habitait, près de Lyon, était un gentilhomme lucquois, avant d’être imprimeur. Un demi siècle plus tard, Henri Étienne arrivait à Lyon, l’esprit plus malade encore que le corps, et il y mourut (*).

L’Architecture se vante, à juste titre, de Philibert Delorme, qui, de retour d’Italie, bâtit, dans sa ville natale, quelques unes des plus belles maisons, et restaura le portail de St-Nizier, en 1556 (**).

 

(*) Il mourut pauvre et fut enterré, auprès de l’Hôtel-Dieu, au cimetière des Protestants.

(**) II existe encore, dans la rue Juiverie, une maison (No 8) qui fut construite par Delorme.

 

Mais le clergé, comme de coutume, se montrait l’ennemi des lumières. Au lieu de les répandre, il se disputait avec la municipalité qui voulait lui enlever une partie de l’instruction de la jeunesse. L’Archevêque menaçait de sa colère l’école municipale, si l’on ne se conformait pas à sa volonté, et, après de longs débats, on concluait que les Échevins pourraient présenter à la nomination de l’Archevêque un recteur et un professeur. On établit bientôt une école gratuite et la ville se chargea des frais. On y enseigna la grammaire, la rhétorique, la poésie et l’histoire. L’école devint un collège célèbre avec Aneau à sa tète.

Quant aux mœurs du clergé, elles ont peu gagné. Nous avons déjà parlé des Dames du couvent de St- Pierre, et nous avons vu qu’il n’avait fallu rien moins que l’intervention du Roi et du Parlement pour les ramener à l’ordre.

Les auteurs contemporains nous ont conservé une curieuse histoire qui s’est passée dans ce couvent. Une de ces religieuses, aussi célèbre pour ses vices que pour sa beauté, Alis de Tesieux, était morte des suites de son inconduite. Une jeune dauphinoise, âgée de 18 ans, Antoinette de Grolée, était alors au couvent. Antoinette avait été la compagne d’Alis. Elle crut donc voir, pendant la nuit, une apparition surnaturelle de son amie. Tout le couvent est en émoi ; on exhume le corps d’Alis, on le reconduit à Saint- Pierre ; puis, on s’imagine qu’Antoinette, à son tour, est possédée, et on l’exorcise, le 17 février, 1527. L’esprit immonde ne peut résister aux paroles sacramentelles, et Antoinette délivrée, Alis à son tour est rétablie en honneur.

Avec les mauvaises mœurs, le luxe étalait sa vanité.

Rapportons les paroles d’un contemporain qui se plaint amèrement de l’âpre ardeur avec laquelle on poursuivait la fortune. Écoutons le pieux et savant du Pinet : (*)

« Messieurs de Lyon, ne soyez pas trop échauffez après telles denrées... Ne fait-il aussi bon voir un gentilhomme avec un collet de maroquin ou de buffle, qu’avec un pourpoint de satin broché et pourfillé ? Si fait certes. Pour cela néanmoins, je ne veux nier que les draps de soie ne soient faits pour l’usage de l’homme, et que le chrétien n’en puisse user et s’en servir modestement, et avec actions de grâces ; mais seulement je taxe l’abus lequel j’ai vu si grand en cette ville que les tailleurs y étaient princes et comme petits roys. — L’homme chrestien se contente d’être honestement et simplement vestu : aussi fera la femme d’honneur, sans être jalouse de l’attifet de sa voisine. Et principalement aujourd’hui que la Réforme évangélique y a lieu. Qui est un point fort à noter, car il y a eu ordonnances royaux, siège présidial, lieutenant criminel, juge criminel ni prévost qui aient su ni pu abaisser la superfluité des habits, détruire la paillardise, les blasphèmes et les voleries ordinaires auxquels cette pauvre ville était tant subjecte, quelque force ils aient mise après. Et néanmoins, dès que cette saincte semence évangélique y a été semée, on a vu tout cela s’évanouir, comme fumée ; pour le moins, désordres n’y sont plus si vulgaires qu’ils étaient du passé.

Recognois donc ( ô ville de Lyon) cette main de Dieu et tu seras heureuse. Ne pense pas que le diable fasse tes foires plus riches et marchandes : tout ton bien vient de Dieu, et de lui faut attendre ta prospérité. Jette donc ton espérance en lui durant les traverses que tu sens à présent (**) et il t’exaucera… Si tu chasses loin de toi et vengeances et pilleries et que tu te conformes à la doctrine preschée au milieu de toi, tu serviras d’exemple de bénédiction aux autres villes du royaume et accroîteras ton lot de jour en jour. De quoi Dieu t’en doint la grâce. Amen ». (***)

 

(*) Plantz, pourtraicts de ... ouvrage dédié au Comte de Sault, par du Pinet, en 1564.

(**) Allusion à la prise d’armes des Réformés en 1562.

(***) Péricaud . p. 11.

 

4.3.2        Prospérité des Réformés d’après Colonia — Dépêche du Gouverneur de Sault

Voyons maintenant quelle était la position des Réformés à Lyon, vers la seconde moitié du seizième siècle. Écoutons le jésuite Colonia :

« Les Protestants, écrit-il dans son Histoire littéraire de Lyon, après s’être assemblés quelque temps en divers lieux... (*) s’établirent plus solidement dans la grande hôtellerie de Saint-Martin… Ils y élevèrent une forme de temple environné de galeries et d’amphithéâtres, qui pouvaient aisément contenir trois mille personnes et qu’ils nommèrent le Temple Martin. On commença d’y chanter plus haut que jamais les psaumes de Marot et de Bèze ; on y fit la Cène ; on déclama impitoyablement contre le Pape… On y administrait le baptême en plein midi, et c’était le ministre qui allait le conférer avec un cortège de trois cents personnes ».

 

(*) Colonia nous apprend que les Réformés se réunirent :

1. Dans la cour d’un marchand épicier, près de la Chapelle de St-Cosme ;

2. Dans le cimetière de St-Pierre, d’où le bruit des cloches les chassa ;

3. Dans le voisinage de l’ancienne maison de ville (chez Martin Pontus), près de St-Nizier, d’où les remontrances que le Consulat fit à la Cour les obligèrent de sortir.

4. Dans le temple Martin, rue Longue. (Vol. II, p. 637).

 

Colonia ajoute « que le P. Jean Ropitel, entre autres, surnommé le Fléau des Hérétiques, sans se soucier fort de ménager ses expressions, à l’exemple de plusieurs autres prédicateurs, invectivait tous les jours contre la nouvelle secte avec toute l’éloquence et la force que Dieu lui avait données » (Idem).

« Le parti grossissait visiblement chaque jour, continue Colonia. Il fallut rechercher un lieu plus vaste que le Temple Martin.

La maison qu’ils achetèrent, à cet effet, était située au coin de la place des Cordeliers et de la Grenette (*), la plus large de nos rues, où l’on pouvait aisément mettre deux ou trois mille hommes en bataille. La cour de cette maison, qui est assez vaste et qu’on eut soin d’ombrager de tentes, servit à faire les prêches, et l’intérieur de la maison servit de magasin, d’arsenal et de logement pour les Ministres que Calvin envoya lui-même de Genève. Le plus éloquent ou le plus emporté de tous ces ministres était un apostat d’Anduze (Pierre d’Airebaudouse). Les Magistrats, alarmés de l’audace et des progrès rapides de la nouvelle secte, firent à la Cour des remontrances réitérées, et le clergé métropolitain, dont la foi n’a jamais varié, se joignit à eux. Le gouverneur (de Sault), de son côté, donna des ordres diamétralement opposés. Il reçut divers ordres de la Cour, en conséquence de ces remontrances des Catholiques, et il répondit toujours sans variation : qu’ayant intimé aux nouveaux Réformés les ordres reçus, ils avaient répondu tout d’une voix : « qu’ils voulaient demeurer très-humbles sujets et obéissants, mettant leur vie et leurs biens pour Votre Majesté, mais quant à leur âme, ils l’avaient dédiée à Dieu ».

 

(*) Plus tard, cette maison servit d’Hôtel-de-Ville. Elle se nommait la Générale, et c’est la veuve du Trésorier-Général du Piémont qui la vendit aux Protestants qui l’achetèrent « à deniers communs ». (Colonia, II, p. 638)

 

Transcrivons, comme document qui confirme le précédent, un extrait de la dépêche même du Gouverneur de la ville à Charles IX, sous la date du 19 octobre 1561.

De Sault déclare, d’abord, que la ville est tranquille, mais qu’il y a à craindre quelque trouble parce que ceux qu’on nomme Évangélistes veulent vivre plus ouvertement qu’ils n’avoyent accoustumé, ayant achesté une maison, laquelle ils ont fait accommoder et échaffauder pour s’y pouvoir tenir jusqu’au nombre de trois mille personnes, y preschant et faisant leurs prières ordinaires tous les jours à huys clos, aussy allant aux baptistères en plein midy, accompagnez de deux ou de trois cents personnes sans armes, toutes lesquelles choses donnent occasion au peuple de s’esmouvoir… Et pour vous faire entendre, Syre, comme j’y ay procédé depuis mon arrivée : après avoir fait assembler les gens de votre justice... j’ay envoyé quéryr ceulx de ceste religion. Leur ayant commandé de se désister de prescher et mesme en ce lieu, qui semblait érigé comme ung temple, jusqu’à ce qu’autrement il n’apparut de la vollonté de votre Majesté ; à quoi ils m’ont fait réponse qu’ils voullaient demeurer très humbles subjects et obéissans, mettant leur vie et leurs biens pour Vostre Majesté, mais quant à leur âme, l’avaient dédiée à Dieu. Et voyant leur obstination, je n’y ai voulu autrement procéder que premièrement je n’eusse adverty Vostre Majesté tant pour ce qu’il ne me serait possible de les empescher sans user de la force, de laquelle il me semble ne m’estre loysible veu qu’il fauldrait que m’aidasse du peuple qui emmérroit ( ferait) une emotion telle d’où s’ensuivrait la totale ruine de cette poure ville, sans l’effusion de sang de beaucoup de gens ».

Cette lettre est la première du registre des 35 lettres inédites du comte de Sault au Roi et reproduites par M. Péricaud qui observe à ce sujet, que quoique de Sault se fit Protestant plus tard, « il ne mérite pas le reproche d’avoir livré la ville aux troupes du baron des Adrets » (*)

 

(*) Année 1561, p. 8:

Le jugement que Rubys porte sur de Sault mérite d’être connu :

« L’un des plus sages et accorts mondains et qui le mieux sçavait dissimuler, qu’on eut sceu choisir en toute la Cour : car, quoi qu’en son ame, il adhérast aux Protestants.... il sceut si bien… trancher du catholique, qu’il n’y avait nul que l’en sceut juger estre autre. Il oyait la messe à deux genoux : il se communiait toutes les bonnes festes, et se confessait à ce tant frère nominé Ropitel, … tenu en ce temps là, pour le fléau de Calvin et de la secte à Lyon ». (P. 389).)

 

4.3.3        Coup de main sur la ville Culte à la Guillotière —La Cène — La Procession — Les Morts

Les Protestants (*) très-nombreux alors, ainsi que nous l’avons vu, méditèrent, selon les historiens catholiques, de s’emparer de la ville. Le 4 septembre, 500 soldats et 300 gentilshommes, sous les ordres du sieur de Maligny, seraient sortis, dans la nuit, de leur hôtellerie de la rue Longue. Ils devaient s’emparer de l’Hôtel-de-Ville ; en attendant, ils saisissent les avenues de la Saône, mais le Gouverneur, M. de Savigny, à la tête de ses arquebusiers, met en fuite les conjurés, dont il tue quelques-uns, tandis que les autres se sauvent par dessus les murailles.

 

(*) Le nom de Protestants paraît, pour la première fois, en 1551, dans les Actes Consulaires. — « Dans la soirée du 16 octobre, le Comte de Sault, nouvellement arrivé à son poste, s’était rendu à l’Archevêché. Les Échevins lui parlèrent des prêches que l’on faisait journellement à la mode de Genève. Le Comte répondit qu’il en écrirait au Roi, puisqu’on craignait quelque trouble ; puis il les pria « de contenir le peuple en paix et tranquillité, tant du côté des Protestants que de Messieurs de l’Église ». (Péricaud, année 1561, p. 7)

 

Les auteurs Calvinistes assurent que les Réformés n’avaient aucune intention de prendre la ville, mais que, surpris dans l’exercice de leur culte, ils avaient été attaqués et qu’ils s’étaient défendus.

Pour tirer la vérité plus au clair, il nous suffira de consulter les registres du Consulat. C’est le récit le plus authentique, dit un historien de Lyon, Morin, quoique nullement écrit dans un esprit favorable aux Protestants. Ces documents nous apprennent donc que le mercredi, 4 septembre, M. de Savigny avait été averti qu’à Valence des Huguenots, sous la conduite du Seigneur Montbrun, avaient saccagé les églises ; de plus, qu’à Lyon, au logis Saint- Martin, on avait déchargé « certaine quantité de harnois », et qu’alors il avait mandé le capitaine François Sala, lui donnant l’ordre de se rendre avec ses soldats, au logis de la rue Longue, « savoir quels gens y étaient et à qui appartenaient les armes qu’on y avait portées ». Vers neuf heures du soir, Sala se transporta au logis Saint-Martin, dont il ne se fait ouvrir les portes que sur ses menaces de les rompre. Alors des étrangers présents essaient de repousser le capitaine « à grans coups de pistolets », ensorte qu’il ne put point entrer.

Vers onze heures ou minuit, les Huguenots, au nombre de deux ou trois cents, plus ou moins armés, se dirigent vers la Saône, puis jusqu’à la place des Cordeliers ; mais ne voyant personne qui leur résiste, ils se séparent.

Le lendemain, on commença les perquisitions ; on fit des prisonniers, mais, ne pouvant saisir les plus coupables, qui s’étaient enfuis, on en pendit trois : l’un sur le pont de Saône, l’autre au coin de la rue Longue et le troisième, sur la place des Cordeliers (J. Morin, Histoire de Lyon, V, I42, et Rubys, Hist., p.386).

Les Protestants étaient toujours sous les armes, craignant quelque nouvelle attaque : le 27 octobre, le Gouverneur mande au Roi qu’il les a fait appeler la veille, pour leur faire part de la volonté de Sa Majesté, et qu’ils avaient déclaré « qu’ils entendaient demeurer toute leur vie très bons et très loyaux sujets.... et feraient cesser ledit port d’armes » (Péricaud, année 1561, p. 8). Le 12 novembre, de Sault écrivit encore à Charles IX, qu’ayant reçu de sa part l’ordre de faire évacuer aux Protestants l’hôtel de St-Martin, ceux-ci s’étaient soumis et qu’ils s’étaient retirés en deux autres endroits de la ville où ils prêchaient depuis un jour ou deux. Le Gouverneur fit aussi publier à son de trompe, qu’on eût à déposer « harquebouses, pistolles et pistolletz qu’on possède », pour que ces armes soient déposées, après inventaire, au lieu qu’il désignerait. Enfin, le 21 décembre, de Sault prévint Charles qu’il avait fait mettre aux arrêts trois notables protestants, pour avoir désobéi à l’ordre de ne plus tenir de prêche dans la ville ; qu’il avait fait prévenir l’Assemblée qui se tenait dans la maison du sieur de Myons, qu’elle devait se disperser, sinon le Gouverneur assemblerait les forces de la ville et celles du Roi, pour leur courir sus, comme rebelles, et qu’enfin les deux prédicateurs avaient déclaré « qu’il était de leur devoir de se transporter là où le peuple s’assemble dedans ou hors la ville ; qu’en cela ils ne désobéissent en aucune manière aux ordres du Roi » (Morin, Hist. de Lyon, V, p. 156)

Le 28 décembre, les Réformés, au nombre de six à sept mille, furent obligés de transporter leur culte à la Guillotière. Ils y font trois prêches par dimanche, dans un local dit la Maison Rouge, parce qu’ils l’avaient peint de cette couleur (Dépêche du 29 décembre. Colonia, II, p. 646), mais ils se plaignent amèrement de ce qu’ils doivent ainsi « mettre Jésus-Christ aux faubourgs ».

Le premier dimanche de l’année 1562, ils prirent la Cène en grand nombre, sans qu’il y eût pour cela d’émeute en ville, mais, vu la distance, ils ne purent plus faire qu’un prêche par dimanche (Idem, du gouverneur au Roi, 14 janvier 1562).

Ces injustes vexations, à l’égard des Protestants, ne satisfaisaient pourtant pas l’Archevêque qui fit demander au Roi, par le Lieutenant-gouverneur, la permission de célébrer, le premier jour de février, une grande procession, vu « la callamité de ce temps et le plus asseuré moyen pour remettre tous affaires desordonnez à leur estat premier ». De plus, il sollicita Le Roi « d’envoyer incontinent ses lettres en bonne forme portant clauses d’inhibitions et défenses à toutes personnes, manans et habitans de ladite ville de ne donner aucun trouble... audit Clergé en faisant ladite procession sur peine de prompte punition corporelle, comme ayant commis crime de leze-majesté ». (Idem, du 23 janvier 1562)

L’intolérance du clergé s’attaque ensuite aux morts. Il se rend, avec les autorités consulaires, le 4 février, chez le comte de Sault, réclamant contre l’insolence des Huguenots, qui venaient enterrer leurs morts au cimetière de l’Hôtel-Dieu, et selon le rite habituel de leur culte ! En bannissant ce culte hors de la cité, le Roi n’entendait-il pas bannir du même coup tous les actes de la religion réformée ? Que Charles veuille bien (*) « faire là-dessus une déclaration comme lui plaira ».

 

(*) « Il paraît que c’est à cette époque, dit Péricaud, que l’on peut faire remonter l’usage qui s’est conservé jusque vers 1789 d’inhumer les Protestants dans les cours de l’Hôtel-Dieu ». P. 19.

C’est dans la cour, dite le jardin de la Pharmacie, que, selon notre auteur, repose le corps de la fille du poète Young, morte à Lyon, en 1736. La pierre tumulaire existe encore.

 

4.3.4        Compagnies levées — Prise de Lyon — La douce Entrée

Le mois suivant, de Sault mande au Roi que « chacun se comporte et dedans et dehors ladite ville assez doulcement en la religion », mais le 18, il réclame, à cause des rumeurs qui lui sont parvenues, cinq cents hommes qui lui ont été promis.

Un mois après, il reçoit l’ordre de lever deux compagnies d’arquebusiers. En attendant qu’il les ait, les conseillers et échevins lui offrent cinq cents hommes qu’ils soudoieront pour tout un mois, et que le Gouverneur accepte (*). Bien lui en prit, car le 12 de ce mois d’avril, une émeute éclata, dans laquelle sept à huit personnes furent tuées et beaucoup de blessées.

 

(*) De ces cinq cents soldats, trois cents, de l’ancienne religion, sont affectés à la garde des postes et des chaînes tendues sur la Saône, et deux cents, de la nouvelle religion, à l’escorte de leurs frères qui se rendaient au culte. (Dépêches du 15 et du 25 avril 1562).

 

Le 26 avril, une réunion se tint, au logis du Plat. De Sault était présent ; on essaya de ramener la paix entre les deux partis. Les Protestants déclarèrent qu’ils désiraient vivre en bonne intelligence avec les Catholiques, et, comme preuve de leur sincérité, ils offrirent un cautionnement de cent mille écus, pourvu que les Catholiques en fissent autant et qu’il leur fût permis, à eux Protestants, d’établir un Temple dans la ville. Ce dernier point n’ayant pas été accordé, on trouva plus simple de s’embrasser de part et d’autre (Histoire de Lyon, J. Morin, V, 139).

Trois jours après, dans la nuit du 30 avril au ler mai, les Calvinistes dauphinois, réunis à ceux de Lyon, surprenaient la ville.

Il paraît, qu’apprenant la levée des troupes que de Sault faisait dans l’Auvergne, les Réformés avaient cru à une extermination à leur égard, comme celle qui avait eu lieu à Vassey et à Sens.

Aussi leurs coréligionnaires de Valence leur envoyèrent-ils des soldats et, ayant ainsi « le vent en poupe », ils résolurent de prendre les devants sur leurs ennemis. Ajoutons que le comte Maugiron avait reçu l’ordre de la Cour de lever des troupes, et que le duc de Nemours avait été député, dans le même but, en Dauphiné et en Savoie.

Le 30 avril, après souper, les Réformés prennent donc les armes, « après les prières faites », et ils s’emparent de la place St-Nizier et du corps-de-garde qui s’y trouvait, de la place des Cordeliers où était l’arsenal, de celle de Confort, des églises et de l’Hôtel de Ville où se trouvait une compagnie de soixante soldats du « purgatoire » qui se défendirent à coups de pierres et d’arquebuses a croc.

Après une telle prise, les Protestants, ajoute la Chronique, firent les prières, rendant grâces à Dieu de cette heureuse victoire plus pleine de grâce et de miséricorde que de sang » (Prinse de Lyon, par les fidèles au nom du Roi, le dernier d’avril 1562). En effet, deux soldats seulement avaient été tués à l’Hôtel de Ville ; les Cordeliers n’avaient fait aucune résistance, et les moines de Confort avaient bientôt évacué la place. La porte de Saint-Sébastien et le pont du Rhône furent pris également sans coup férir. Les Nonnes de Saint-Pierre s’étaient enfuies ; les Célestins avaient quitté leur fort, et avaient ainsi laissé les Protestants percer à leur aise la muraille qui était en face de l’église de Saint-Jean, et ils purent « saluer messieurs les Comtes ou Chanoines ».

Ceux-ci se réunissent en conseil, mais il est trop tard, il ne leur reste qu’à fuir, laissant prisonniers deux chanoines que l’on garda otages, à la place de quatre Ministres, que les Catholiques retenaient à Montbrison. (Prinse de Lyon, etc., p. 7)

Le samedi suivant, le Consulat et les Protestants prient le comte de Soult de rester à son poste de Gouverneur, en lui déclarant qu’ils n’ont pris la ville que pour la conserver au Roi.

Voilà la douce et paisible entrée des Protestants, lesquels depuis le jour de cette prinse, font prêcher et annoncer publiquement le sainct et sacré Évangile de N.-S. Jésus-Christ, et communiquent aux Saincts Sacrements instituez par Jésus-Christ N.-S., ainsi qu’il a commandé, et même selon l’ordre et coutume de la primitive Église, comme il est expressément déclaré et contenu en l’Escriture Sainte, qui est la sacrée parole procédant de Dieu, et authorisée par lui, approuvée et reçue et religieusement observée de la primitive, catholique et universelle Église, sans y rien ajouter ou diminuer, tant à la prédication du dit Évangile qu’à l’usage des dits Sacrements, par aucunes traditions, intentions et adjonctions des hommes ».(*)

 

(*) Idem, p. 8

Une autre chronique ajoute des faits importants qui expliquent encore les causes qui portèrent les Réformés à prendre les armes.

« Or est advenu que dimanche douzième jour d’avril les dits Papistes s’esmeurent en plusieurs endroits de la ville, sur les sept heures du soir, sans toutesfois avoir à ce esté provoquez par aucun fidelle… tuèrent de dix à douze fidelles, et peu de temps après, un papiste, croyant tirer son pistolet contre un fidelle, tua sa propre mère… Les fidelles gardaient leur Temple qui est en la maison de madame la générale, mais c’était nuict et jour et avec garde de cinq à six cents hommes : faysaient aussi garde devant la boucherie neuve, et en la maison du Chariot d’Or, devant lesquels se faisait tous les soirs, à sept heures, prières publiques, où se trouvaient ordinairement un nombre de peuple quasi innombrable ».

(Ce qui est advenu en la bonne ville de Lyon… Prinse, p. 12)

 

4.3.5        Décret et la Prière

On décréta ensuite 1° « qu’on lèverait de mille à deux mille hommes protestants pour la garde de la ville, et qui devaient être payés tant par le trésor de la ville que par les revenus des ecclésiastiques ».

2° Que les absents, « à cause du faict de la religion », pourraient rentrer en toute liberté.

3° Qu’il ne se dirait plus de Messes.

4° Que chacun serait libre en sa religion.

5° Qu’on élirait douze Protestants des plus capables pour être juges avec les Consuls.

6° Que le Consulat ne pourrait pas siéger sans que les nouveaux conseillers ne fussent présents.

Ces décisions se terminaient par cette prière, qu’on nous saura gré de transcrire au long :

« Ce bon, haut, éternel Dieu soit loué à toujours, mais, pour tant de benefices et faveurs gratuites envers son peuple qui recognoist et adore son seul sainct nom ; et spécialement, de ce qu’il lui a pleu en ces dernières années, révéler par son Sainct Esprit, son Fils bien aimé Jésus-Christ, en ce pays de France, sous sa saincte garde et sous l’obéissance de nostre Roi, nostre vrai et naturel seigneur, duquel lui plaise bénir la jeunesse, lui faire la grâce que sous son authorité tous ses sujets oppressez par la tyrannie des supposts de Satan, faux prophètes, voire et tombez en sens réprouvé, taschant, contre leur conscience, par tous moyens, rompre le cours de son sainct Évangile, et l’exaltation de son sainct nom, et obscurcir la plaie de son fils Jésus-Christ, soient délivrés de leurs pattes. Qu’il lui plaise aussi, par son immense bonté, maintenir son peuple Lyonnais et toutes autres nations le révérant, esparses par l’univers, en ceste fidélité d’invoquer publiquement et librement son Sainct nom ; faisant aussi semblable grâce à tous les habitants de la terre, afin qu’estant reconnu par eux seul vrai Eternel Dieu, il soit de tous et glorifié d’un cœur, d’une bouche et d’une voix ». (Prinse de Lyon, p. 9)

Un Cantique, composé à cette occasion, par A. Duplain (Lyon 1563), finit par cette strophe :

“Chantons donc pour tell’ victoire,

A sa gloire,

Ce cantique de charité :

Lui rendant avec ses Anges

Les louanges

Qu’il a seul mérité”.

 

4.3.6        Baron des Adrets — Iconoclastes — Censure de Calvin

Le 5 mai, le baron des Adrets, chef de l’infanterie du prince de Condé, arrive à Lyon. Il prend aussitôt le commandement par ordre du prince, « toutefois, il n’entreprend rien sans le communiquer M. de Sault ».

Des Adrets, quelques jours après, fait saisir le secrétaire de la ville ainsi que les dépêches que le roi envoyait au Gouverneur, déclarant à de Sault que le Roi et la Reine étaient ses prisonniers (dépêche du 24 mai), puis il braque ses canons contre Villefranche en Beaujolais, qui se rend sans résistance.— Mâcon, Chalon, tombent également aux mains du vainqueur, mais Montbrison, ayant osé lui résister quelque temps, essuie sa colère.

À Lyon, les Réformés laissent les personnes et dégradent les édifices, tandis que le Gouverneur mande au Roi, dans sa dépêche du 12 mai, que les prêtres se sont enfuis, que des marchands suivent en foule leur exemple, que les Réformés ont démoli une partie de la clôture de l’église Saint-Jean et des maisons qu’elle renfermait, « après avoir renversé les autels, images et figures, après avoir prêché selon la nouvelle religion, fait des baptêmes, pris les ornements, reliquaires, calices, ayant toutefois fait l’inventaire de tous ces objets ».

La dépêche conclut en annonçant que le château de Pierre-Scize s’est rendu et qu’il a reçu une garnison protestante (*).

On le voit donc, les dévastations furent considérables, mais, dans dix ans, les massacres de la Saint- Barthélemy les feront oublier.

Ce qu’il faut blâmer encore, c’est l’intolérance des Réformés à l’égard des Catholiques, qu’ils veulent contraindre d’assister aux services religieux de l’Hôtel-Dieu (**), ou à ceux qui se célébraient dans le Temple de Saint Nizier et ailleurs (***). Sans doute qu’on peut mettre cette intolérance sur le compte du siècle, mais de cette manière on peut aussi justifier les armements que firent les chanoines de Saint-Jean et les combats auxquels ils prirent part. Nous blâmons, au contraire, avec l’apôtre Paul, l’emploi « des armes charnelles » dans les choses de « l’Esprit », et nous souscrivons à la juste condamnation que Calvin passa sur la conduite du ministre réformé Ruffy, ainsi que sur les actes de vandalisme de ceux qu’il excitait.

Déjà, à la date du 13 mai, c’est-à-dire, aussi promptement que la nouvelle de la prise de Lyon avait pu lui parvenir, Calvin écrivait à ses frères de Lyon :

« Nous oyons des nouvelles qui nous causent grande angoisse. Nous savons bien qu’en telles esmotions, il est bien difficile de se modérer si bien qu’il ne s’y commette de l’excès et excusons facilement si vous n’avez tenu la bride si roide qu’il eust été à souhaiter ; mais il y a des choses insupportables dont nous sommes contraints de vous escrire plus amplement que nous ne voudrions. Mais nous serions traistres à Dieu, à vous et à toute la chrestienté, en dissimulant ce que vous avez fait à notre grand regret. Ce n’est pas un acte décent qu’un ministre (Jacques Ruffi ou Ruffy) se fasse soudart ou capitaine ; mais c’est beaucoup pis quand on quitte la chaire pour porter les armes : le comble est de venir au Gouverneur de la ville, le pistolet en main, et le menacer en se vantant de force et violence ; car voici les mots qu’on nous a récités et que nous avons entendus par tesmoins dignes de foi : « Monsieur, il faut que vous le faciez, car nous avons la force en mains ! » Nous vous disons rondement que ce propos nous est en horreur comme un monstre… Encore n’estait-ce pas assez, si on n’eût couru les champs pour lever butin et pillage des vaches et autre bétail… Ces vieilles plaies nous ont été raffraichies quand nous avons ouy que les rapines qu’on avait tirées de l’église de Saint-Jehan ont esté exposées en vente au dernier offrant et despeschées pour cent douze escus. Mesmes qu’on a promis aux soudarts de leur distribuer à chasque sa portion. Vrai est que M. Ruffi est nommément chargé de toutes ces choses, mais il nous semble que vous estes en partie coupables de ne l’avoir réprimé, ayant liberté et puissance de ce faire. Car, s’il ne se soumet à une correction, qu’il cherche où il bastisse une église à part.

Nous ne pouvons vous remonstrer doucement ces choses que nous ne pouvons ouïr sans grande honte et amertume de cœur. Or combien qu’il soit tard d’y remédier, nous ne pouvons pas nous tenir de vous prier, au nom de Dieu, et exhorter, en tant qu’en nous est, que vous mettiez peine à récompenser les fautes passées et surtout dempescher toutes ces voleries et pilliages. Car plustost il faudrait quitter de telles gens et s’en séparer que d’exposer l’Évangile à tel opprobre, en s’accouplant avec eux. Déjà il y a du zèle inconsidéré à faire les ravages qu’on a fait aux temples, mais de ce qui fut fait à la chaude, et par quelque dévotion, les gens craignant Dieu n’en jugeront point à la rigueur.

De ces butins, que pourra-t-on dire ? À quel titre sera-t-il licite de ravir ce qui n’est à aucune personne privée ? Si les larcins sont punissables, c’est double crime de dérober le bien publie. Parquoy si vous ne voulez estre hays et detestez de tous gens de bien, mettez ordre que telles offenses se réparent, car si vous tardez plus, nous craignions bien que vous n’y veniez jamais à temps.... »

De Genève, le 13 May (Le manuscrit de cette lettre est à la Bibliothèque Impériale. J. Bonnet. Lettres de Jean Calvin, II, 465).

 

(*) Nous ne trouvons rien dans ce langage qui justifie l’accusation de Rubys lancée contre les Réformés : « ne laissant espèce de cruauté de laquelle ils n’usassent coutre les personnes et biens des pauvres Catholiques » (Privilèges, p. 29). Ajoutons que le P. Colonia se contente de rapporter les dépêches du Gouverneur. Nous  renvoyons le lecteur à la relation de la Prinse de Lyon.

(**) Les sœurs desservantes durent aussi changer leurs robes blanches contre des noires, et porter des tabliers de toile blanche et des coiffes non empesées, à l’instar des « femmes simples de la ville ». « On leur enjoignit, ainsi qu’aux serviteurs de la maison, d’assister aux prêches et autres exercices de la religion, qu’y feront les ministres de la Réforme, d’y vivre en paix et de ne causer aucun scandale ». (Histoire de l’Hôtel-Dieu, par Dagier, I, 100.)

(***) « Puis aussi qu’il a plu à Dieu chasser hors de la dicte ville toute idolatrie et que c’est chose grandement pernicieuse vivre sans religion, est enjoinct aux dits mamans et habitants de la dicte ville, qui soulayent (avaient coutume)de tenir la part de l’Église romaine, de quelque estat, qualité ou condition qu’ils soient, de fréquenter les presches qui se font ordinairement dans la dicte ville et les aller ouïr à tout le moins deux fois par semaine, savoir, le dimanche et mercredi, qui sont jours de prière, à peine de dix livres d’amende » (ordonnance publiée le 14 juillet 1562 par Des Adrets, au nom du Roi).

 

4.3.7        P. Viret et le Synode national

Fils d’un tondeur de draps, Pierre Viret naquit à Orbe (Suisse), l’an 1511. G. Farel se l’attacha au moment où le jeune étudiant revenait de l’Université de Paris. À 24 ans, il avait combattu contre les chanoines de Genève, dans une de ces luttes théologiques où l’on se livrait de si rudes assauts. Les chanoines avaient cru lui fermer la bouche en lui administrant du poison, mais le jeune champion se sauva de leurs mains, toutefois avec une constitution brisée.

Nous n’avons pas à décrire sa vie, mais pour qu’on comprenne mieux l’influence que Viret dut exercer pendant son court ministère à Lyon, nous rapporterons deux ou trois faits qui se sont passés ailleurs.

Doux et modeste il n’en fut pas moins appelé à soutenir la cause de l’Évangile, en présence d’un grand auditoire, réuni dans la cathédrale de Lausanne. On y disputa contre les docteurs de Rome, du dimanche, 1er octobre, au dimanche 8 du même mois (1536). Farel et d’autres réformateurs étaient présents.

Un Jacobin de Montbousson commença par soutenir que l’Église est au-dessus de l’Écriture. Viret se lève : « Vous blasphémez grandement, et faites grande injure à Dieu, car ce que vous dites vaut autant, comme si vous disiez, que Dieu ne serait point véritable, mais un menteur, s’il n’était approuvé des hommes, et que les hommes sont au-dessus de la Parole de Dieu et plus grands que icelle ». (Ruchat, Histoire de la Réform. de la Suisse, VI, 36)

Le jacobin déclare alors que c’est 1’Église qui est le juge des controverses. — Viret réplique que c’est la Sainte Écriture, règle infaillible de la foi, et que Jésus-Christ n’en appela qu’à elle dans sa lutte contre le Diable.

Un maître d’école de Vevey, J. Mimard, soutenant une autre thèse, affirme que puisqu’il y a plusieurs figures du sacrifice de Jésus-Christ dans l’Ancien Testament, ce sacrifice s’accomplit maintenant plusieurs fois. — Viret : « C’est comme si vous disiez : si ce qui est imparfait et de nulle efficace, a été souvent réitéré, parce qu’il ne pouvait suffire, il faut aussi pareillement que ce qui est parfait et suffisant, soit souvent réitéré. Les sacrifices de l’Ancien Testament ont été réitérés, parce qu’ils ne pouvaient ôter les péchés ; ils étaient tous figures d’un seul sacrifice de Jésus-Christ qui a fait et consommé ce que tous les autres ensemble n’ont pu ». ( Héb. 9:12 ; 10:10). Mimard : « S’il ne peut plus être offert, pourquoi a-t-il dit, toutes les fois que vous ferez ceci, faites-le en mémoire de moi ? Voulez-vous abolir le Saint-Sacrement ? » — Viret : « … Ceux qui disent que la Cène est un sacrifice pervertissent totalement l’usage de la Cène. Car si Jésus-Christ par sa Cène ne s’est pas offert à Dieu son Père, et n’a pas effacé nos péchés, il s’en suit, à bien plus forte raison, qu’il n’est pas offert maintenant, ni en la Cène, ni en la messe. — Car si alors il eût été offert, quand il célébra sa Cène et qu’il eût aboli le péché, il n’avait plus besoin de mourir et de s’offrir de rechef en la croix. Et puisqu’en la croix il a tout consommé, il ne faut pas réitérer son sacrifice comme non suffisant, mais lui en rendre grâce.... Puisque cela se fait en mémoire de Jésus et de son sacrifice, il suit de là, que ce n’est pas le vrai corps et le vrai sang du Seigneur, et que ce sacrement n’est pas un sacrifice, autrement il ne serait plus une commémoration, car la chose qui est présente, n’a pas besoin de mémoire, mais la chose absente » (Ruchat, Hist. de la Réform. de la Suisse, p. 130).

La thèse suivante fut celle de la Justification par la foi sans les œuvres. On traita ensuite de l’autorité du Pape, de la Confession auriculaire, du Purgatoire, etc., et Viret montra que cette dernière doctrine était combattue par le Missel même, puisque, dans la messe pour les morts, les prêtres chantent : « Bienheureux sont les morts qui meurent au Seigneur ». Or, ils ne seraient pas heureux, s’ils étaient tourmentés dans le Purgatoire ». — La Conférence finit, comme elle avait commencé, par un sermon de Farel.

On voit quel homme était Viret. Habile controversiste, théologien distingué et surtout chrétien convaincu, il connaissait à fond l’Écriture-Sainte, les Pères et les classiques de l’antiquité. Ajoutez à ces connaissances, qu’avec une santé faible et une vie active comme était la sienne, il écrivit encore de nombreux ouvrages : des Commentaires sur l’Écriture, des livres de controverse, de théologie naturelle, et une vaste Instruction chrétienne.

On le sait, nos Réformateurs avaient souvent l’esprit très satirique ; et Viret eut aussi une large part de ce don quelque peu dangereux.

Dans son intéressante Étude du controversiste suisse, M. Sayous a relevé quelques traits de sa verve caustique qui achèveront de nous le faire connaître.

« Par exemple, le Pape pourrait bien avoir pris les clés, non de Simon Pierre, mais de Simon le magicien, lesquelles ne conviennent pas au vray huis qui est Jésus-Christ, ni à la vraye serrure qui est la Parole de Dieu, mais à celle des coffres et des gibesières, pour les’ crocheter » (Études littéraires sur les Écrivains français de la Réformation, I, 209).

Ailleurs, à l’occasion des messes pour les trépassés, Viret fait cette réflexion : «  Si les âmes des trépassés ne sont délivrées jusques à ce que la messe qui se dit pour elles soit finie, les plus courtes sont les plus profitables. Pourquoy les povres ont ici plus d’avantages que les riches. Car on leur despesche un petit Requiem à la légère qui les vous porte en paradis en poste, au lieu que les riches y sont portés a petit pas avec de longs Requiem en lictière » (Idem, p. 210).

Les Papistes, de leur côté, savaient aussi lancer leurs traits, non contre les doctrines, mais contre les personnes des Réformateurs.

Un prêtre de Marcillat, en Bourbonnais, Antoine Bourgerol, publiait en 1665, Le triomphe de la manne céleste, sur les autels de toutes les Églises de la noble et auguste ville de Lyon, avec cette épigraphe : Gloriosa dicta sunt de te, civitas Dei. On y remarque ce sizain :

Bèze, Luther comme Calvin,

Ont renversé le droit divin ;

Calvin, Luther, le maudit Bèze

Sont dans l’éternelle fournaise ;

Bèze, Calvin, le noir Luther

Sont trois ministres de l’Enfer (*).

 

(*) M. Ch. Breghot (tom. II, p. 311), montre que ces vers ne sont qu’un plagiat de ceux-ci plus anciens :

Luther, Viret, Bèze et Calvin,

Ont renversé l’Esprit divin

Bèze, Calvin, Luther, Viret

Sont moins au Christ qu’à Mahomet ;

Calvin, Luther, Viret et Bèze

Ont mis le monde mal à l’aise ;

Viret, Bèze, Calvin, Luther

Et les leurs iront en Enfer.

J’aime mieux cette jolie épigramme de Bèze (1508), décrivant les qualités de ses collégues :

Gallica mirata est Calvinum Ecclesia nuper,

Quo nemo docuit doctiùs,

Est quoque te nuper mirata, Farelle, tonantem :

Quo nemo tonuit fortiùs.

Et miratur adhuc fundentem mella Viretum.

Quo nemo fatur dulciùs.

Scilicet aut tribus his servabere testibus olim,

Aut interibis, Gallia.

(Histoire de la Réform., Ruchat, VI, p. 358).

 

L’Église réformée de Lyon appela Viret dans son sein : il y était déjà connu par des lettres pleines de consolations, qu’il avait adressées, ainsi que Farel et Calvin, aux cinq étudiants martyrs dont nous avons retracé l’emprisonnement et la mort (Voy. Époques de l’Église de Lyon).

Sa grande éloquence lui attira un nombreux auditoire. À Lyon, il prêchait dans les rues, convertissant plusieurs milliers d’âmes, « et par la force de son éloquence, dit un auteur cité par Ruchat (Hist. de la Réform., Ruchat, VI, 359), il arrêtait ceux qui passaient sans dessein de l’entendre, et les engageait à l’écouter jusqu’à ce qu’il eût fini ».

Le 10 août 1563, il fut nommé modérateur du IVe Synode national réuni à Lyon. Ce Synode n’offre rien de bien saillant. La question principale qui y fut traitée, et sur laquelle on avait consulté les frères de Genève, se rapporte au Baptême.

On. avait demandé au Synode, si le Baptême administré par une personne privée, qui n’a aucun office dans l’Église de Dieu doit être réitéré ou non » Et la réponse unanime fut qu’un tel Baptême, ne s’accordant pas avec l’institution de N. Seigneur Jésus-Christ, est par conséquent de nulle validité ou effet, et que l’enfant doit être apporté à l’Église de Dieu, pour y être baptisé : parce que séparer l’administration des sacrements de l’office du Pasteur, c’est comme si on détachait un sceau pour vouloir s’en servir sans la Commission des Lettres Patentes auxquelles il était apposé, et en un pareil cas nous devons nous servir de la maxime de Notre Seigneur, lorsqu’il dit, que l’homme ne sépare point ce que Dieu a conjoint » (Art. I) (Actes Ecclésiastiques des Synodes des Églises réformées de France, par Aymon, I, p.53. La Haye, M DCC X).

Qu’on ne croie pourtant pas que les Réformés « attachassent la grâce de Dieu aux mains d’un homme », mais ils soutenaient « que le sacrement administré par un homme doit être annexé à sa qualité, autrement il faut fouler aux pieds l’autorité de Jésus-Christ ». (Art. IX)

À l’objection des adversaires qui déclaraient que le Baptême répondait à la circoncision chez les Juifs, le Synode, tout en admettant le fait, rappelait que la circoncision n’était administrée chez les juifs que par les prêtres, et que lorsque les Édomites et les Israélites se séparèrent de l’Église, tout en retenant le rite, « ils ne firent que le profaner, et ce n’était qu’une pure illusion, car Dieu les regarda comme des peuples incirconcis » ( Art. XII).

Quand on mit en avant le Baptême administré par les prêtres romains et que l’Église réformée considérait comme valide, le synode répliqua « que le Baptême papiste est fondé sur l’institution de Christ, car les prêtres, quoique dépravés et tout-à-fait corrompus, sont encore les ministres ordinaires de cette Église » (Art. XVIII).

Le Baptême conféré par une personne non autorisée, n’est donc pas le Baptême, il est nul et il ne s’agit point de rebaptiser l’enfant, quand on l’apporte au Temple, mais de le baptiser. « Par exemple, si vous donniez de l’eau bourbeuse à boire à un enfant, il ne serait pas nécessaire que l’on lui donnât à boire immédiatement dessus cette méchante eau ; mais si vous lui donniez une bouteille vide à suscer, comme il n’en tirera rien que du vent, il faudra que vous lui donniez à boire pour réparer votre méprise » (Art. V).

À partir de l’assemblée synodale, on ne sait plus grand-chose sur P. Viret. Il écrivit pourtant de Lyon, à Coligny, sous la date de septembre 1565.

Il rendit de grands services à l’Église pendant la guerre et la peste qui la suivit, et rompit plus d’une lance avec les PP. Possevin et Auger ; ce dernier le dénonça comme séditieux. — Après cela « les Jésuites, dit M. Sayous, lui firent appliquer un édit de Charles IX qui défendait aux sujets de la religion d’avoir des ministres nés hors du royaume ; enfin il alla à Orange et de là en Béarn, appelé par la reine de Navarre qui le chargea d’enseigner la théologie dans son collège d’Ortez. C’est dans ce poste, sans doute, que succomba son corps chétif et appauvri par les maladies et les fatigues. Il mourut en 1571 âgé de soixante ans, après une vie remplie de périls, de misère et de travaux » (Études littéraires, I, p. 176).

Je m’arrête ici, laissant à une main plus habile, celle de mon ami, M. le pasteur Puy Roche, qui exhume de précieux documents dans les Archives de la Préfecture, le soin de nous donner une histoire inédite et complète jusqu’à nos jours de l’Église Réformée à Lyon. En retraçant les annales de l’Église jusqu’à l’année 1563, j’ai désiré préparer les lecteurs de mon ami à mieux comprendre ce qu’il nous apprendra à tous sur l’une de ces églises de la Réforme, la plus importante en France par ses glorieuses origines, et par les belles destinées que Dieu lui réserve.

 

5         Appendice sur le synode constituant des églises réformées de France (1559)

Non repris

 

6         Note supplémentaire

6.1       La réforme dans le Vivarais

En dépit de l’Archevêque de Vienne, nous trouvons qu’une Église fut fondée à Annonay, dans le Vivarais, dès l’année 1528.

Celui qui le premier y prêcha la Réforme fut un cordelier, le Dr Estienne Machopolis, qui avait entendu Luther en Saxe et qui attaqua les reliques à Annonay.

Cette ville était un nid de superstitions. Elle avait reçu dans ses murs la fameuse châsse des Saintes Vertus. Ce précieux reliquaire était suspendu à la voûte du temple, mais avec défense de le regarder, sous peine de devenir aveugle ou perclus. Le jour de l’Ascension, on le descendait solennellement ; la procession le suivait en chemise, tête et pieds nus, et l’on s’estimait bien heureux de baiser la châsse, ou de pouvoir passer par dessous. Quand elle arrivait près de la prison du Château, trois prisonniers étaient aussitôt élargis, pourvu qu’ils ne fussent point coupables de Luthéranisme ! (Bèze, liv. I, p. 8).

On comprend que dans un tel repaire de superstitions, Estienne Machopolis dût être persécuté. On le chassa d’Annonay.

Un autre cordelier lui succéda. Renier monte à la brèche, mais on l’emprisonne et on le brûle vif à Vienne (1529).

Nous trouvons encore deux martyrs à Annonay : le premier, André Berthelin, y fut brûlé vif. Il avait refusé de s’agenouiller devant une image qui était sur son chemin, comme il se rendait à la foire de Lyon (1539) (Bèze, p. 26). Le second, François Augy, fut saisi à Annonay, comme il revenait de Genève, et, par arrêt du Parlement de Toulouse, il fut aussi brûlé vif à Annonay (1546). Bèze nous dit que le fidèle Augy s’écria du milieu des flammes : « Courage, mes frères, je vois les cieux ouverts et le Fils de Dieu qui s’apprête pour me recevoir ! ». Les assistants répondirent « tout haut ce que Dieu leur donnait pour déclarer leur foi » (Idem, p. 53).

Ils auraient désiré partager le sort du martyr.

Telle était la fureur des prêtres d’Annonay contre l’Évangile, qu’ils n’épargnaient pas même les leurs quand ceux-ci manquaient de révérence envers l’Église.

On cite la triste fin de tel pauvre homme jadis marguillier, qui, ne pouvant être payé de quelque somme qui lui était due, et trouvant un jour l’armoire ouverte où l’on déposait à l’église le saint Ciboire, emporta l’hostie comme gage de son paiement.

Toute la ville fut sur pied ; le marguillier effrayé courut reporter l’hostie, et confessa volontairement son crime : mais il fallut l’expier dans les flammes ! (1546).

Repassons en Dauphiné pour y voir mourir un simple laboureur du village de Recortier, dans le diocèse de Gap. Étienne Brun n’avait jamais été à l’école ; il apprit de lui-même à lire et à écrire, tant en imitant les lettres qu’à force de se faire lire le Nouveau Testament. Bèze assure même qu’il connaissait assez de latin « pour conférer le latin sur le français mot à mot et alléguer le latin des passages du Nouveau Testament » (Hist. Ecclés., liv. I, p. 26). Il exhortait sa famille à embrasser l’Évangile et attaquait les prêtres de son village. En 1538, il fut jeté dans les cachots de l’Évêque d’Embrun. Il faiblit un instant, et signa une abjuration écrite en latin qu’il n’entendait qu’à demi ; mais deux ans après, un inquisiteur, le cordelier Domicelli, le fit saisir comme hérétique. Il fut brûlé vif, et souffrit la mort en héros de la foi, preuve en soit la défense qui fut faite de parler de sa mort sous peine de pareille punition (1540).

Un autre se présente, c’est le maître d’école Jonas. À son tour, il est jeté en prison, mais ses amis parviennent à le sauver : ce qui irrita tellement l’Archevêque de Vienne, qu’il fit saisir vingt-cinq personnes environ, toutes suspectes d’hérésie. Quelques unes moururent des mauvais traitements qu’on leur fit essuyer : les autres se sauvèrent en payant une forte amende.

 

6.2       Anémond de Coct et Guillaume Farel

« Vif, ardent, mobile, dit M. Merle d’Aubigné, ennemi des reliques et des processions, Anémond reçut avec une grande promptitude la doctrine évangélique, et bientôt il fut tout à elle. Le sommaire du christianisme, disait-il, se trouve dans cette parole : Jean a baptisé d’eau, mais vous serez baptisés du S. Esprit. Il faut être une nouvelle créature » (Histoire de la Réformation, III, p. 570).

À peine avait-il reçu l’Évangile, que ce jeune homme travaillait à la conversion des siens, mais sans grands succès. Persécuté il se retire à Bâle, puis à Wittemberg, auprès de Luther. « Ce chevalier français, écrivait le Réformateur allemand, est un homme excellent, savant, pieux ». Zwingle, le Réformateur suisse, l’avait déclaré « distingué par sa piété et son affabilité ».

Désireux de se vouer au saint ministère, Anémond revint à Bâle, et, en 1524, nous le trouvons à côté de son ami Farel, combattant pour la vérité, à Montbelliard ; ce fut alors que Sebville, chassé de Grenoble, lui écrivit d’y venir prendre sa place. « Si tu n’entens de retourner en Dauphiné, lui mandait-il, devant que l’Évangile se presche libéré, tu n’y seras jamais ».

Farel le détourne de ce projet, et Anémond se retire dans une petite ville d’Allemagne où le Seigneur vint le prendre, à la fleur de l’âge (Voy. la France Protestante, art. De Coct).

Comme Jonas, avait-il fui son peuple ? Comme Jérémie, avait-il dit, « Je ne suis qu’un enfant ? » Laissons à Dieu le secret de ses dispensations (*).

Arrivons au maître. Il s’agit de Farel lui-même. Il naquit près de Gap, en 1489, aux sources du Buzon, et au pied du Bayard. — Ses parents le destinaient à la carrière des armes, mais son goût pour l’étude l’entraîna à Paris auprès d’un vénérable professeur, Le Feuvre d’Étaples (**).

 

(*) C’est Anémond qui avait sollicité de Luther cette belle lettre que celui-ci écrivit au Duc Charles de Savoie, frère de Louise et oncle de François Ier, et dans laquelle Luther s’écrie noblement : « qu’il sorte un feu de la maison de Savoie ! » Hélas ! le Duc était de glace pour Christ. Mais cette lettre prouve la sollicitude du Chevalier pour sa patrie, aussi bien que celle de Luther pour le salut du monde.

(**) Dés 1512, Le Feuvre enseignait la justification par la foi à la Sorbonne. Luther n’en était pas encore là. Mais Le Feuvre n’avait pas l’audace de Luther ni peut-être ses convictions.

 

« Le maître et l’élève passaient de longues heures au pied des images des Saints » (« Il priait et disait des heures devant icelles, écrivait Farel, à quoi souvent je lui ai tenu compagnie »).

La nuit régnait encore pour eux. Le Feuvre était tout entier à son grand ouvrage, la Légende dorée, ramassis de fables absurdes dont Dieu devait pourtant se servir pour ouvrir les yeux du vieillard. Les Saints du Calendrier devaient conduire Le Feuvre aux Saints de la Bible.

Farel ne pouvait pas rester en arrière de son maître ; mais il est bon de montrer dans quelles profondeurs la main divine alla chercher cette âme.

En étudiant de près la vie des Saints, antérieurement à leur conversion, on s’initie davantage aux mystères de la grâce, et Farel n’en est qu’une preuve entre mille.

Que croyait-il donc, quand le Seigneur l’appela ? « Je crois à la Croix, aux pèlerinages, aux images, aux vœux, aux ossements. Ce que le prêtre tient en main, met en la boîte, enferme, mange est mon seul vrai Dieu » (Merle d’Aubigné, III, p. 476).

La Croix, dont Farel parlait, n’était point celle de Golgotha, mais bien celle qui était alors plantée sur une montagne, à quatre lieues de Gap et à laquelle, dans son enfance, ses parents l’avaient conduit en pèlerinage. On connaît la pittoresque description que M. Merle d’Aubigné a faite de ce voyage.

« La famille se mit en marche et atteignit enfin la Croix tant vénérée devant laquelle elle se prosterna. Après avoir considéré le bois sacré et le cuivre de la Croix fait, (assure le prêtre), du bassin dans lequel Notre Seigneur lava les pieds de ses Apôtres, les regards des pèlerins se portèrent sur un petit Crucifix attaché à la Croix. Quand les diables, dit le prêtre, font les grêles et les foudres, ce Crucifix se meut tellement, qu’il semble se détacher de la Croix, comme voulant courir contre le Diable, et il jette des étincelles de feu contre le mauvais temps : si cela ne se faisait, il ne resterait rien sur la terre » (Idem, III, p. 466).

Le Dauphiné a toujours été un pays enchanteur : je ne parle point des merveilles de la nature, mais bien de celles de la foi. Au seizième siècle il avait déjà sa « fontaine ardente », ses « cuves de Sassenage, sa manne de Briançon, remplacées de nos jours par les apparitions de la Salette ! »

Quoi qu’il en soit, c’est du sein de ces ténèbres que Dieu fit sortir son serviteur ; et c’est au milieu de « cette vallée de l’ombre de la mort » que Farel voulait maintenant porter le flambeau de l’Évangile. C’était prendre au sérieux cette étonnante parole du Sauveur : « Celui qui croit en moi, encore qu’il soit mort, vivra » (Jean 16:25). Mais ici l’ennemi était trop vigilant pour permettre à Farel d’approcher et, comme son ami, Anémond de Coct, il fallut se renfermer dans le comté de Montbéliard.

Il y arrive en juin 1524. Bientôt l’archevêque de Besançon l’excommunie, la Diète de Lucerne écrit au duc Ulric contre lui et il doit fuir de nouveau, laissant à Toussait, un des premiers prédicateurs de la Réforme, le soin d’édifier l’Église qu’il avait fondée.

« Mais les travaux de Farel n’étaient pas restés stériles, rapportent MM. Haag ; il avait obtenu de nombreuses conversions et ses succès n’avaient pas été moins éclatants dans la seigneurie de Béfort » (La France Protestante, art. Farel).

Chassé de son pays Farel dépensa sa prodigieuse activité en Suisse, cette terre de la liberté, et mourut à Neuchâtel, le 13 septembre 1565, à l’âge de 76 ans.

Il laissa 120 livres d’héritage ! Calvin, mort l’année précédente, ne laissait que 225 écus.

« Farel, dit M. Mignet, fut le plus entraînant des Réformés français ; il avait de cette éloquence populaire avec laquelle Luther avait subjugué les masses et de cette intrépidité héroïque qui fait sortir des grands périls en les bravant » (La France Protestante, art. Farel).

Tels sont ces deux nobles amis, Anémond de Coct et G. Farel que la patrie ne sut point conserver. Que de pertes de ce genre la France n’avait-elle pas déjà faites ! François Bonnivard (*), François Lambert, Jean Calvin, Théodore de Bèze !

Hélas ! la belle image qu’emploie M. Merle d’Aubigné ne me console guère : « Les Alpes ont couvert de leurs grandes ombres l’enfance de quelques-uns des premiers Réformateurs », pourquoi ne couvrent-elles pas aujourd’hui leurs tombes ?....

 

(*) Né dans le Bugey, à Seyssel (Ain), en 1496, Bonnivard reçut de son oncle le prieuré de St-Victor, près Genève, et il ne vécut pas en France ; mais l’auteur des « Advis et Devis de l’idolâtrie papale » y serait bien mort.

 

6.3       François Lambert d’Avignon

Ne restons pas sur les confins de la Provence sans parler de François Lambert, d’Avignon.

De deux ans plus âgé que Farel, il naquit en 1487. Sa mère, dévote catholique, envoya son enfant chez les Franciscains. Jour de joie pour l’enfant, car déjà, en les voyant passer sous ses fenêtres, il avait conçu pour eux une profonde vénération : « J’admirais, a-t-il écrit plus tard, leur costume sévère, leur visage recueilli, leurs yeux baissés, et j’admirais leurs pieds nus, leurs têtes rasées ; … mais ce que je ne connaissais pas chez eux, c’étaient leur esprit de renard et leur cœur de loup caché sous la toison des brebis » (Histoire d’un moine racontée par lui-même. — Histoire de la Réformation française, par F. Puaux, I. Note 9).

Lambert avait 15 ans quand il entra comme novice chez les frères mineurs, et à 16 ans, il prononça ses vœux, « n’ayant point la moindre idée, dit-il, de ce que je faisais ».

Nommé prédicateur apostolique, le jeune homme se mit sérieusement à l’étude de 1’Écriture Sainte ; il expliqua les Psaumes aux peuples des campagnes, la prophétie de Jérémie et le livre de Job : puis il passa à l’Épître aux Romains, ce grand levier de la Réformation.

Le peuple se presse autour de sa chaire, mais la jalousie s’empare bientôt de ses confrères à Avignon. « Quand je revenais bien fatigué de mes courses, dit-il, les injures et les malédictions étaient l’ordinaire assaisonnement de mes repas ». — Et ce qu’on reprochait à Lambert, tout entier à sa périlleuse mission, c’était de reprendre les déréglés chez qui les frères Mineurs logeaient dans leurs courses, « c’est-à-dire, continue Lambert, que ces esclaves de leurs ventres, craignaient moins de perdre les âmes de leurs hôtes que leurs dîners ». (G. de Félice, Hist. des Protest. de France, p. 38, 1850, et, l’intéressante Note déjà citée, de M. F. Puaux).

Mais Dieu bénira la fidélité du courageux apôtre. Il étanchera sa soif de vérité, car il est écrit que « celui qui s’adonne à la vérité, vient à la lumière » (Jean 3:21). Voici donc les écrits de Luther, qui, portés aux foires de Lyon, descendent le Rhône et arrivent dans la cellule des religieux ! Aussitôt les écailles tombent de ses yeux et il s’écrie : « Je crois que les écrits de Luther contiennent plus de vraie théologie qu’on n’en trouverait dans tous ceux des moines depuis qu’il y a des moines au monde ».

On découvrit bientôt l’hérésie dans le couvent, et les brochures de Luther furent incontinent jetées au feu.

Qu’importe ? François Lambert était à Christ. Pour l’éloigner, on le chargea d’une mission auprès du général de l’Ordre ; mais le messager s’étant méfié du message, traversa promptement la frontière, passa à Lausanne, à Zurich, où il eut avec Zwingle une conférence publique, à la suite de laquelle il quitta le froc. De Zurich il se rendit à Wittemberg et arriva chez Luther, en janvier 1523 (La France Protestante, de MM. Haag, art. François Lambert).

Rentré en France, l’année suivante, il se dirige sur Metz, avec 116 Thèses à l’adresse de Rome, mais on lui défend de les soutenir ; il répand alors force traductions des livres de Luther, et il en envoie même quelques-unes à François Ier. L’orage éclate sur sa tête ; il fuit à Besançon, d’où il est chassé ; enfin, il se retire en Allemagne, où il est nommé professeur de Théologie à Marbourg.

Il meurt, en 1530, après avoir abondamment répandu l’Évangile dans le pays de Hesse.

C’était une âme d’élite, que celle de Lambert d’Avignon, rompant avec l’erreur, dès qu’il l’apercevait, sans se mettre en peine ni des anathèmes des hommes ni des souffrances de son propre corps (*). En quittant Rome il disait : « Je renonce à toutes les règles des frères Mineurs, sachant que le saint Évangile doit être ma seule règle, et celle de tous les chrétiens. Je rétracte donc ce que j’ai pu enseigner de contraire à la vérité révélée, et je prie ceux qui m’ont entendu de le rejeter comme moi. Je me délie de toutes ces or-

donnantes du Pape, et je consens à être excommunié par lui, sachant qu’il est lui-même excommunié par le Seigneur » (**).

 

(*) Lambert est le premier religieux en France qui ait osé rompre son vœu de célibat. — Il épousa la fille d’un boulanger, deux ans avant que Luther eût pris pour femme C. de Bore.

(**) G. de Félice, Hist. des Protest., p. 39

 

6.4       Les Massacres en Provence, etc.

1540 ! année de sang ! Le Parlement d’Aix lance un édit d’extermination contre les Vaudois. Le 15 novembre, il avait voté le massacre en masse d’une paisible population d’environ seize mille âmes et qui, depuis 300 ans, habitait la Provence.

Venus du Piémont et du Dauphiné, les Vaudois lisaient tranquillement avec leurs Barbes (Pasteurs) leurs vieux manuscrits des Saintes Écritures. « Ces gens sont meilleurs chrétiens que nous ! » avait répondu Louis XII, lors de son passage dans le Dauphiné (1501), à ceux qui lui dénonçaient ces hérétiques. C’en était trop pour les laisser vivre. D’ailleurs les vents des cieux emportaient de temps à autre les semences de leur foi dans d’autres champs, et des avocats, des conseillers, s’étaient déjà convertis à Christ. C’est alors que le Parlement, poussé par les prêtres, donna cet exécrable édit, ordonnant de « brûler vifs dix-sept habitants de Mérindol, de raser les maisons, d’arracher les arbres fruitiers et de rendre le lieu inhabitable ».

Les malheureuses victimes s’empressèrent d’envoyer leur Confession de foi au Parlement et à François Ier, comme si des suppôts de l’enfer pouvaient comprendre quelque chose aux saintes doctrines du Ciel ! Tout fut inutile, et le ler janvier 1545, assiégé par le cardinal de Tournon, François permit le massacre... Qu’on m’épargne les détails ! Le baron d’Oppède se met à exterminer ce peuple dès le 12 avril. Cabrières, Mérindol, ne sont plus que des ruines ; deux cent cinquante prisonniers sont exécutés, les autres sont poursuivis dans les montagnes, et quand ils sont pris, on les envoie aux galères !

L’horreur que cette affreuse boucherie excita en France fut immense. François Ier déclara qu’on avait dépassé ses ordres.

Henri II, qui devait venger la mémoire de son père, cita l’affaire devant le Parlement, en 1550. Après cinquante laborieuses séances, d’Oppède fut justifié, et l’avocat-général Guérin fut seul condamné a mort. « On eut soin de marquer, dans la sentence, dit M. de Félice, qu’il avait commis des malversations dans le service des deniers du Roi, comme si tout un peuple égorgé n’était point aux yeux de ses juges un crime suffisant ! (Hist. des Protest., p. 65).

Cette même année (1540) le Parlement condamna au bûcher Colin Duplan. Son crime était d’avoir « blasphémé contre la Sainte Vierge et d’avoir brûlé les saintes images ».

À cette occasion, les juges firent arrêter un grand nombre d’habitants d’Aix et des campagnes ; mais on prit les armes à Apt, et, en plein jour, on courut délivrer les détenus à la prison (La France Protest., art. Du Plan).

En Auvergne, nous trouvons, en 1547, Jean Brugière, receveur des cens, natif de Fernoël. Il fut arrêté à Issoire par le Bailli de Montferrant. En voulant échapper de sa prison, l’infortuné se cassa la jambe, il parvint toutefois à se sauver. Mais s’accusant à tort de lâcheté, il soupira après la couronne du martyr.

Tombé de nouveau entre les mains de ses juges qu’il étonna par la fermeté de ses réponses, il fut envoyé à Paris, où la Chambre ardente le condamna « pour ses blasphèmes et erreurs sacramentaires » (*). Ramené à Issoire, Brugière fut brûlé vif, le 3 mars 1547. Son courage fut tel, que le curé, témoin de sa mort, s’écria : Dieu me fasse la grâce de mourir en la foi de Brugière » (La France Protest., art. Brugière).

Mais pour mourir comme meurent les martyrs, il faut avant tout vivre comme ils ont vécu. Balaam, le faux prophète, désirait aussi mourir de la mort du juste....

En Bourgogne, c’est un humble maître d’école qui périt à Mâcon.

Hugues Gravier, était né à Vitré-sur-Maine ; il était arrivé à la connaissance du Seigneur par l’étude des belles-lettres. Il s’acquitta avec tant de zèle de sa charge de régent, que le clergé de Neuchâtel le consacra au ministère. Avant de recevoir l’imposition des mains, Gravier voulut retourner dans son pays natal. Il s’y rendit, prêcha son Sauveur et plusieurs crurent ; mais comme il retournait en Suisse, et qu’il passait par Mâcon, où se trouvaient les parents de sa femme, il fut saisi et jeté dans les prisons de Beaugé. Le Sénat de Berne intervint ; l’Official de Mâcon refusa de condamner Gravier, « confessant qu’il le trouvait homme de bien, ne disant rien qu’il ne prouvast par l’authorité des Écritures ». Mais les moines furieux le couvrirent d’injures et le jetèrent, aux flammes en janvier 1552 (La France Protest., art. H. Gravier).

À Dijon, le Parlement livra au même supplice Simon Laloé, de Soissons. Il demeurait habituellement à Genève et n’était qu’en passage à Dijon, dans l’intention de voyager en France. Il fut saisi comme hérétique, et brûlé, le 21 novembre 1553.

La mort de Laloé fut à jamais remarquable.

En effet, monté sur le bûcher, le martyr se mit à prier avec ardeur pour ceux qui le faisaient mourir, en sorte que l’exécuteur, Jacques Sylvestre, qui n’avait jamais ouï parler de Dieu auparavant, ni de son Évangile, « pleurait à chaudes larmes, l’exécutant ». Il ne se donna de repos qu’alors qu’il eut trouvé la vérité et se retira ensuite à Genève, où il mourut. (Bèze, liv. II, p. 93)

 

(*) Quelques mois après, Henri Il publiait cet édit, « qu’aucuns imprimeurs ni libraires n’aient, sous peine de confiscation de corps et de biens, à imprimer ne vendre et publier, aucuns livres concernant la saincte Ecriture et mesmement ceux qui sont apportés de Genève, Allemagne ou autres lieux estrangers que premierement, ils n’aient esté veus, visités et examinés de la Faculté de Théologie de Paris ». (11 déc. 1547. — Drion,. Hist. Chron., I, 39.)